État de la population mondiale 2023: Huit milliards d’humains un horizon inifi de possibilités
Publication date: 2023
état de la population m ondiale 2023 H uit m illiards d’hum ains, un horizon infini de possibilités : D éfendre les droits et la liberté de choix Assurer les droits et les choix pour tous Imprimé sur papier recyclé� Fonds des Nations Unies pour la population 605 Third Avenue New York, NY 10158 Tél. +1 212-297-5000 www�unfpa�org @UNFPA eISBN: 9789210027144 ISSN (version imprimée) : 2226-4957 ISSN (version en ligne) : 2520-2006 Huit milliards d’humains UN HORIZON INFINI DE POSSIBILITÉS défendre les droits et la liberté de choix État de la population mondiale 2023 Ce rapport a été élaboré sous l’égide de la Division des communications et partenariats stratégiques de l’UNFPA. RÉDACTEUR EN CHEF : Ian McFarlane ÉQUIPE DE RÉDACTION Rédactrice principale : Rebecca Zerzan Production/direction artistique : Katie Black, Katie Madonia Révision des reportages : Richard Kollodge Rédaction des reportages : Leyla Alyanak, Janet Jensen, Richard Kollodge Soutien et conseil éditorial : Jacqueline Daldin, Tara Jayaram, Lisa Ratcliffe, Catherine Trautwein Responsable de l’édition numérique : Katie Black Conseil pour l’édition numérique : Enes Champo Vérification des faits : Ines Finchelstein CONSEILLÈRE PRINCIPALE À LA RECHERCHE : Silvia E. Giorguli AUTEURS ET CHERCHEURS EXTERNES Daniel Baker, Nikolai Botev, Ann Garbett, Stuart Gietel-Basten, Gretchen Luchsinger, Rishita Nandagiri, Rebecca Sear, Tomas Sobotka CONSEILLERS TECHNIQUES UNFPA Alanna Armitage, Satvika Chalasani, Jens-Hagen Eschenbaecher, Michael Herrmann, Sandile Simelane, Rachel Snow ILLUSTRATIONS ORIGINALES RÉALISÉES POUR CE RAPPORT : Cecilie Waagner Falkenstrøm (studio ARTificial Mind) CARTES ET DÉSIGNATIONS Les désignations retenues et la présentation générale des cartes contenues dans le présent rapport n’impliquent l’expression d’aucune opinion de la part de l’UNFPA concernant le statut juridique de tout pays, territoire, ville ou région ni de leurs autorités, non plus que la délimitation de leurs frontières� REMERCIEMENTS L’UNFPA remercie les personnes suivantes d’avoir partagé des moments de leur vie privée et professionnelle dans le cadre du présent rapport : Amsalu, Éthiopie ; Ardit Dakshi, Albanie ; Diana Donțu, Moldova ; Josephine Ferorelli, États-Unis d’Amérique ; Irina Fusu, Moldova ; Emmanuel Ganse, Bénin ; Gelila, Éthiopie ; Hideko, Japon ; Pela Judith, Madagascar ; Meghan Kallman, États-Unis d’Amérique ; Saori Kamano, Institut national de recherche sur la population et la sécurité sociale du Japon ; Gibson Kawago, Tanzanie ; Khaled, Yemen ; Pat Kupchi, Nigéria ; Joseph Mondo, Papouasie-Nouvelle-Guinée ; Ki Nam Park, Association coréenne de la population, de la santé et du bien-être ; Natsuko, Japon ; Paul Ndhlovu, Zimbabwe ; Jelena Perić, Serbie ; Rama (prénom d’emprunt), Syrie ; Said (prénom d’emprunt), Oman ; Norbert Safari, République démocratique du Congo ; Senad Santic, Bosnie- Herzégovine ; Sawako Shirahase, Université des Nations Unies ; Yeon Soo, République de Corée ; Jonathan Stack, États-Unis d’Amérique ; Idil Üner, Turquie ; Volatanae, Madagascar ; Ibrahim Wada, Nigéria ; Shannon Wood, Université Johns Hopkins ; Ivana Zubac, Serbie. Selinde Dulckeit, responsable du Service des médias et des communications de l’UNFPA, a livré de précieuses observations sur les versions préliminaires de ce rapport, de même que Dr Julitta Onabanjo, directrice technique de l’UNFPA, ainsi que les membres du Bureau de la Directrice exécutive, notamment Teresa Buerkle, Sam Choritz, Saturnin Epie, Alana Ngoh, Pio Smith et Anne Wittenber. Plusieurs collègues de l’UNFPA et d’autres personnes à travers le monde ont participé à la rédaction des reportages et d’autres textes, ou ont dispensé des conseils techniques : Samir Aldarabi, Adolfo Ballina, Jacob Enoh Eben, Jens- Hagen Eschenbaecher, Rose Marie Gad, Lilian Landau, Nouran Makhlouf et Julia Novichenok. Des experts du Service de la population et du développement de l’UNFPA ont fourni les données liées aux indicateurs ainsi que des conseils techniques : Alessio Cangiano, Sabrina Juran, Mengjia Liang, Rintaro Mori et Fredrick Okwayo. Ann Garbett, autrice, a dirigé l’analyse des résultats de l’enquête YouGov et des données de l’enquête sur la population et le développement ; une analyse plus approfondie des résultats de l’enquête YouGov est disponible à l’adresse suivante : www.unfpa.org/swp2023/YouGovData� Conception des versions imprimée et interactive : Prographics, Inc. Les rédacteurs tiennent à remercier les différents partenaires pour leur contribution : les experts de la Division de la population du Département des affaires économiques et sociales des Nations Unies, en particulier Giulia Gonnella, Vladimíra Kantorová, Vinod Mishra, Karoline Schmid et Guangyu Zhang ; les spécialistes de l’Organisation internationale pour les migrations, en particulier Marie McAuliffe ; les spécialistes de l’organisation YouGov, en particulier Tanya Abraham ; les experts du Brown Institute, en particulier Vrinda G. Bhat, Mark Hansen, Michael Krisch, Katherine R. Watson et Katharina Tittel ; et Aditya Bharadwaj, spécialiste en santé et technologies de la procréation. NOTE CONCERNANT LES ILLUSTRATIONS Les illustrations du présent rapport ont été réalisées par Cecilie Waagner Falkenstrøm, artiste primée et fondatrice du studio d’art technologique ARTificial Mind. Ses créations, qui font appel à l’intelligence artificielle, à l’apprentissage automatique et à d’autres technologies de pointe pour nous faire réfléchir à notre rapport à la technologie, représentent les thèmes centraux du rapport de cette année : les menaces et les promesses d’un avenir pas si lointain, les peurs qu’alimentent ces incertitudes, et les possibilités infinies qui s’offrent à nous à condition de garantir le respect des droits et des choix de chaque être humain. Par leur capacité à faire le lien entre réel et imaginaire, les illustrations du présent rapport incarnent les inquiétudes et les perspectives que l’avenir nous réserve, et, surtout, montrent de quelle manière nous contribuons à construire cet avenir. Assurer les droits et les choix pour tous Huit milliards d’humains UN HORIZON INFINI DE POSSIBILITÉS défendre les droits et la liberté de choix Une famille humaine forte de 8 milliards de personnes page 10 REPORTAGE : La qualité de vie, une variable plus importante que le nombre d’habitants � � � � � �28 GROS PLAN : Trop nombreux ou pas assez : une longue tradition de débats sur la population � � � � � � � � � � � � � � � � � � �30 Trop nombreux ? page 34 REPORTAGE : Les jeunes tracent de nouvelles perspectives � � � � � � � � � � � � � � � � �40 REPORTAGE : En utilisant des contraceptifs en cachette, les femmes remettent en cause le pouvoir de décision des hommes en matière de procréation � � � � � � � � � � � � � � � � � �56 REPORTAGE : La planification familiale comme stratégie de survie face au changement climatique � � � � � � � � � � � � � � � � � � �59 GROS PLAN : Le seuil de renouvellement de la population, un objectif fondé sur un raisonnement erroné � � � �60 Pas assez nombreux ? page 64 REPORTAGE : Opération séduction auprès des « repatriés » des Balkans � � � � � 76 REPORTAGE : Le mariage et la fécondité au plus bas à cause des attentes quant à la place des femmes dans les sphères professionnelle et domestique � � � � � � � � � � � � � � 80 REPORTAGE : Des lieux de travail favorables à la famille pour encourager la résilience démographique � � � � � � � � � � � � � 86 GROS PLAN : Les migrations font partie de la solution � � � � � 96 Chapitre 1 Chapitre 2 Chapitre 3 TABLE DES MATIÈRES PRÉFACE � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � 4 RÉSUMÉ ANALYTIQUE � � � � � � � � � � � 6 Choix en matière de procréation – un état des lieux page 98 REPORTAGE : Dans un monde focalisé sur la croissance démographique, les besoins des couples stériles peuvent être négligés � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � 104 REPORTAGE : Bâtir un avenir meilleur � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � � 110 REPORTAGE : La vasectomie vue comme un acte d’amour favorisant l’autonomie � � � � � � � � � � � � 120 GROS PLAN : Regard sur les plus vulnérables : grossesses très précoces et violation des droits � � � � 124 Les droits, un enjeu clé page 126 REPORTAGE : Participation et confiance : des éléments clés pour la collecte de données précises et fiables � � � � � � � � � � � � � �134 Chapitre 4 Chapitre 5 INDICATEURS � � � � � � � 151 NOTES TECHNIQUES � 170 RÉFÉRENCES � � � � � � � � 175 PRÉFACE En novembre 2022, la population mondiale a franchi la barre des huit milliards d’individus. Pour beaucoup d’entre nous, cet événement mérite d’être salué, car c’est le signe que nous vivons plus longtemps, en meilleure santé et avec davantage de droits et de liberté de choix qu’à toute autre période de l’histoire. Le lien entre l’autonomie reproductive et l’amélioration de la santé est incontestable : lorsque les femmes ont les moyens de faire des choix concernant leur corps et leur vie, cela favorise leur épanouissement et celui de leur famille, mais aussi celui de la société dans son ensemble. Pourtant, une grande partie de l’humanité ne voit pas les choses sous cet angle. Les gros titres ont bien souvent agité l’épouvantail d’un monde au bord de la surpopulation ou celui du vieillissement, prétendument voué à faire basculer des pays entiers dans l’obsolescence. Curieusement, dès lors que l’on comptabilise le nombre d’êtres humains et que des records démographiques sont battus, les droits et l’épanouissement des individus sont automatiquement relégués au second plan. La natalité est encore et toujours considérée comme un problème (ou, au contraire, comme une solution), sans que le libre arbitre des personnes qui mettent les enfants au monde soit réellement pris en compte. Cette situation était censée avoir évolué. En 1994, les acteurs du Programme d’action de la Conférence internationale sur la population et le développement (CIPD) ont affirmé que les progrès en matière d’égalité des genres et d’autonomisation des femmes ainsi que le renforcement de la capacité des femmes à contrôler leur propre fécondité devaient être au cœur des programmes relatifs à la population et au développement. Si cette ambition a été énoncée, c’est en grande partie parce que les mouvements de femmes avaient identifié les risques de violations liés à l’utilisation de la planification familiale comme un outil de « contrôle démographique » et compris ce que l’autonomisation, notamment dans ce domaine, pouvait apporter aux individus. Aujourd’hui, le Programme de développement durable à l’horizon 2030 reconnaît explicitement le rôle essentiel de la santé sexuelle et reproductive et de l’égalité des genres pour garantir un avenir plus prospère et plus durable. Alors pourquoi tant de femmes sont-elles encore privées de leur autonomie corporelle ? D’après les dernières données communiquées par 68 pays, on estime que 44 % des femmes en couple ne sont pas en mesure de prendre des décisions en matière de soins de santé, de sexualité ou de contraception. En conséquence, près de la moitié des grossesses ne sont pas intentionnelles, ce qui va à l’encontre du droit fondamental des femmes à décider librement et en toute responsabilité du nombre d’enfants qu’elles souhaitent et de l’espacement des naissances. Aujourd’hui, le changement climatique, les pandémies, les conflits, les déplacements massifs et l’incertitude économique, entre autres, 4 Préface alimentent la crainte d’une surpopulation ou d’une dépopulation. La reproduction humaine n’a pourtant jamais été le problème, ni la solution. Ce rapport sur l’état de la population mondiale, préparé par un groupe de conseillers, de chercheurs et d’auteurs en collaboration avec le personnel technique et les rédacteurs de l’UNFPA, montre en quoi une meilleure connaissance de la population peut faire émerger de nouvelles solutions pour renforcer la résilience démographique et contribuer à bâtir un avenir plus équitable et plus prospère. On l’oublie trop souvent, mais faire progresser l’égalité des genres contribuerait à résoudre bon nombre de ces problèmes. Dans les pays vieillissants et à faible fécondité, une plus grande parité entre les genres sur le marché du travail serait le moyen le plus efficace d’améliorer la productivité et la croissance du revenu. Dans les pays à fécondité élevée, il est établi que l’autonomisation par l’éducation et la planification familiale engendre des retombées substantielles sur le plan de la croissance économique et du développement du capital humain. C’est pourquoi l’UNFPA appelle à redoubler d’efforts pour garantir l’autonomie corporelle et défendre la santé et les droits de toutes et tous en matière de sexualité et de procréation, préalable indispensable à l’égalité pleine et entière, à la dignité et à la perspective d’une vie meilleure. Chacun des membres de notre famille humaine a le droit de faire des choix éclairés et en toute liberté concernant sa santé, son corps et son avenir. Ce droit doit être le point de départ de tout débat sur la population. Après tout, la population, ce sont en premier lieu des personnes, et la question est de savoir comment instaurer les conditions nécessaires pour permettre aux 8 milliards d’êtres humains de vivre librement et pleinement, en jouissant de la même dignité et des mêmes droits, sur une planète en bonne santé, sûre et prospère. Lorsque nous investissons dans les individus et dans leur potentiel, en faveur de leurs droits et de leur liberté de choix, c’est toute l’humanité qui en bénéficie. Dr Natalia Kanem Directrice exécutive Fonds des Nations Unies pour la population 5É TAT D E L A P O P U L AT I O N M O N D I A L E 2023 Nous habitons un monde fait d’espoir et de possibilités, entourés d’une famille humaine plus nombreuse que jamais. Un monde dans lequel nous vivons aujourd’hui plus longtemps et, globalement, en meilleure santé et avec davantage de droits et de liberté de choix qu’à toute autre période de l’histoire de l’humanité. Mais un monde qui n’en est pas pour le moins anxieux : entre l’incertitude économique, les questions existentielles soulevées par le changement climatique, le bilan humain toujours plus lourd de la pandémie de COVID-19 et les ravages sans cesse causés par les conflits, les tensions du quotidien s’accumulent rapidement. En novembre 2022, les Nations Unies ont annoncé que l’humanité dépassait désormais les 8 milliards d’individus, mais également que deux tiers des habitants de la planète vivaient dans des régions affichant un taux de fécondité inférieur au « seuil de renouvellement de la population », établi à 2,1 enfants par femme. Ces tendances apportent un regard nuancé sur la transition démographique (passage d’une mortalité et d’une natalité élevées à une mortalité et une natalité faibles) observée dans différents pays et environnements. RÉSUMÉ ANALYTIQUE Malheureusement, la complexité de la situation est très souvent mal appréhendée. D’innombrables experts projettent une planète submergée par des êtres humains « trop nombreux », quand d’autres alertent au contraire sur l’effondrement civilisationnel promis aux sociétés dont les habitants ne seraient « pas assez nombreux ». Aucune tendance démographique n’échappe à ces prévisions cataclysmiques : Trop de jeunes ? C’est déstabilisant. Trop de personnes âgées ? C’est un fardeau. Trop de migrants ? C’est un danger. Bien entendu, il existe de nombreuses raisons valables de s’inquiéter, notamment, les corrélations complexes entre la taille de la population, la richesse et la consommation de combustibles fossiles, ou encore les difficultés à trouver des budgets pour les infrastructures, les services de santé et les systèmes de retraite. Toutefois, minimiser les nuances nous fait perdre de vue les problèmes à résoudre, en les dissimulant derrière des exagérations ou la désignation de bouc-émissaires. Les taux de fécondité qui s’écartent de 2,1 enfants par femme sont considérés par beaucoup comme des signaux d’alarme, annonciateurs d’une surpopulation imminente ou au contraire d’une dépopulation catastrophique. Il est souvent admis, plus ou moins explicitement, que les remèdes seraient donc à chercher du côté de la fécondité. Les craintes et la recherche de solutions commencent par conséquent 66 Résumé analytique à se cristalliser sur le corps des femmes. Cette logique alarmiste comporte de véritables risques : d’une part, l’anxiété démographique nous distrait des problèmes graves, mais non insolubles ; d’autre part, elle tend à priver les femmes et les filles de leurs droits et de leur autonomie corporelle. La population, un sujet important Réalisé par un groupe de conseillers, de chercheurs et d’auteurs en collaboration avec le personnel technique et les rédacteurs de l’UNFPA, le rapport sur l’état de la population mondiale réunit les analyses d’experts indépendants éminents sur les questions relevant du mandat de l’organisation, qui se place à intersection de la population et du développement. Il étudie la manière dont les tendances démographiques actuelles sont perçues par le grand public, les décideurs politiques, les universitaires et d’autres acteurs, et l’influence que peuvent avoir ces perspectives sur la santé et les droits en matière de sexualité et de procréation, sans perdre de vue la question du développement durable. Soyons clairs : les tendances démographiques sont indéniables et ont un impact considérable. Elles affectent la culture, les relations sociales, l’économie et les discours politiques. Elles influencent notre manière d’envisager le changement climatique, d’allouer les différentes ressources, ou encore de rééquilibrer l’affectation de la main-d’œuvre. Mais c’est justement parce qu’elles sont si importantes que nous devons réviser notre tendance à réduire l’ensemble de l’humanité à la menace d’une « bombe » ou au contraire d’un « effondrement » démographique. Ces rhétoriques alarmistes persistent en partie parce qu’elles fournissent des éléments de langage et qu’elles peuvent servir à justifier l’adoption de « solutions » simples mais illusoires, telles que la définition d’objectifs en matière de fécondité afin de « corriger » la taille d’une population. Les études menées pour les besoins du présent rapport ont mis en évidence une hausse notable du nombre de pays ayant récemment adopté des politiques destinées à accroître, diminuer ou stabiliser leur taux de fécondité. La proportion de pays dotés de politiques natalistes a augmenté, et le pourcentage de gouvernements n’ayant mis en place aucune politique à ce sujet a diminué. Les politiques qui cherchent à influencer les taux de fécondité ne sont pas forcément coercitives ; elles peuvent prendre de multiples formes, mais en règle générale, l’analyse révèle que ces initiatives vont de pair avec un effritement des libertés humaines. Il n’existe en réalité aucune taille de population « idéale », ni aucun moyen fiable d’atteindre un nombre d’habitants prédéterminé. La fluctuation des taux de fécondité s’explique par des raisons très diverses qui échappent totalement aux objectifs et aux politiques nationales. Parfois, les efforts visant à manipuler les tendances démographiques semblent même défier toute logique. En encourageant les citoyens à avoir plus d’enfants pour remédier au vieillissement de la population, par exemple, on oublie un peu vite que cette solution ne résoudra guère les pénuries de main-d’œuvre et la charge des retraites à court terme, et qu’elle accentuera au contraire la nécessité d’assurer d’autres investissements de premier plan, notamment dans l’éducation, le temps que les enfants à naître deviennent des travailleurs productifs et commencent à payer des impôts. 7É TAT D E L A P O P U L AT I O N M O N D I A L E 2023 7 Ces approches continuent pourtant à trouver un large écho, non seulement parmi les décideurs publics, mais aussi chez les responsables politiques, les commentateurs, ainsi que les membres des communautés. Se focaliser sur les statistiques démographiques et convaincre les femmes d’avoir plus ou moins d’enfants peut passer pour un objectif plus accessible que de s’attaquer à la crise climatique en réduisant les émissions et en rendant la consommation et la production plus durables, ou que de réaliser les investissements publics indispensables pour garantir un accès équitable à des services de qualité en matière d’éducation, d’emploi, de couverture sanitaire et de protection sociale. Le corps des femmes et des filles est ainsi traité comme un instrument au service d’idéaux démographiques, une situation rendue possible par la position d’infériorité qui reste la leur sur le plan social, politique et économique. Évidemment, toutes les initiatives ne sont pas dépourvues de bonnes intentions, et les mesures destinées à instaurer des conditions favorables aux familles pour les couples qui veulent des enfants, ou à fournir des moyens de contraception à ceux qui n’en veulent pas s’avèrent essentielles pour faire progresser les droits en matière de procréation et l’égalité des genres. Pour autant, il serait trop simpliste de considérer qu’une fécondité élevée témoigne d’un besoin en contraceptifs, et une faible fécondité, de la nécessité d’adopter des politiques natalistes. Les problèmes d’infertilité sont courants dans les régions à fécondité élevée, de même que les besoins non satisfaits en contraception restent importants dans celles à faible fécondité, et aucun territoire ne peut se soustraire à la nécessité de mettre en place un éventail complet de services de santé reproductive et de protections garantissant l’égalité des genres. Le risque serait, en outre, que les personnes chargées d’élaborer ou d’appliquer des politiques dans ce domaine fassent de l’infléchissement des taux de fécondité leur objectif principal. On sait en effet que ce genre d’approche peut entraver la liberté de choix des femmes et restreindre leurs droits. D’après les dernières données communiquées par 68 pays au titre des objectifs de développement durable (ODD), on estime que 44 % des femmes en couple ne sont pas en mesure de prendre des décisions en matière de soins de santé, de sexualité ou de contraception (UNFPA, 2023). Les personnes les plus vulnérables n’ont que peu, voire pas du tout, de prise sur leur autonomie corporelle, ce qui nous oblige à prêter davantage attention à leurs besoins, à leurs droits, à leurs choix et à leur dignité, y compris dans le cadre des politiques démographiques. Vers plus de droits et de résilience De toute évidence, les vieilles recettes employées pour maîtriser les changements démographiques ne fonctionnent pas, et dans le pire des cas, entraînent des violences et des injustices. Il en va de même du désespoir, qui peut nous conduire à remettre en cause des droits pourtant reconnus. Trop souvent, la peur ne sert qu’à cliver les populations et exacerber les antagonismes. En effet, pourquoi travailler à l’instauration d’un avenir meilleur si nous ne parvenons qu’à imaginer un horizon encore plus sombre ? Heureusement, certains pays commencent à gérer leurs craintes et à affronter ces défis en proposant de nouvelles solutions pour favoriser le développement et la prospérité de leur population. Ils anticipent les évolutions non pas en fixant des objectifs, mais en visant la résilience démographique. Dans cette perspective, les systèmes socioéconomiques doivent rester attentifs aux souhaits et aux besoins exprimés par les citoyens eux-mêmes pour s’épanouir et se prémunir des dangers. S’engager dans cette voie exige de mieux connaître la population, et donc d’investir dans la collecte de données et les analyses nécessaires pour surveiller le nombre d’habitants et les taux de fécondité, mais aussi d’autres indicateurs. Il est possible de se faire une idée plus précise d’une population en étudiant par exemple la pyramide des âges, les tendances migratoires, la mortalité et l’âge de la mère à la naissance du premier enfant. Ces informations peuvent en effet témoigner d’une évolution des normes sociales et de genre et des intentions en matière de procréation (Département des affaires économiques et sociales des Nations Unies, 2023a). Elles pourraient aussi contribuer à mieux définir les répercussions de la démographie sur l’égalité des genres ; une récente étude des Nations Unies démontre ainsi qu’une plus grande parité entre les genres sur le marché du travail serait un moyen bien plus efficace de soutenir l’économie des sociétés vieillissantes et à faible fécondité qu’un retour à une fécondité élevée. Les questions que soulèvent ces informations ont également leur importance. Plutôt que de se demander si un taux de fécondité est trop élevé ou trop faible, on pourrait chercher à savoir si les individus sont en mesure d’exercer leurs droits en matière de sexualité et de procréation, et dans le cas contraire, s’interroger sur les moyens de combler les brèches. La liberté de choix est-elle suffisamment protégée ? Cette protection est-elle garantie à tous les citoyens, sans exclusions en principe ni en pratique, conformément aux obligations relatives aux droits fondamentaux ? Les personnes qui mènent ce travail d’enquête en déterminant les orientations à prendre et les conclusions à en tirer reflètent-elles une certaine diversité ? La Conférence internationale sur la population et le développement de 1994 a marqué l’abandon des idéologies de contrôle démographique au profit de la santé et des droits en matière de sexualité et de procréation. Cette avancée n’aurait pas été possible sans le plaidoyer musclé des mouvements de femmes et la bonne volonté des décideurs publics disposés à les écouter défendre leurs droits et leur liberté de choix. Le moment est venu de les écouter une nouvelle fois. Il est temps de tenir compte des préoccupations de la population, relayées dans le présent rapport. Il est temps de prêter attention à celles et ceux qui prônent la justice sexuelle et reproductive, non seulement sur des sujets isolés comme l’accès aux moyens de contraception, mais aussi sur toutes les conditions nécessaires à l’exercice des droits et du libre arbitre, de la sécurité économique à l’élimination de la violence et de la discrimination en passant par la salubrité et la durabilité de l’environnement. Ces appels à l’action naissent de la conviction qu’un avenir meilleur est possible si nous nous y attelons tous ensemble, et qu’un tel chantier doit rassembler non seulement les décideurs politiques et les parlementaires, mais aussi les jeunes, les militants, le secteur privé et les groupes de la société civile. Ensemble, nous devons bâtir une société où chaque personne pourra exercer ses droits, sa liberté de choix et ses responsabilités. Ce prérequis est indispensable pour jeter les bases d’un monde plus durable, plus équitable et plus juste pour chacun des 8 milliards d’êtres humains. L’avenir regorge de possibilités infinies. À condition d’agir sans plus tarder. 9É TAT D E L A P O P U L AT I O N M O N D I A L E 2023 9 Une famille humaine forte de 8 MILLIARDS de personnes CHAPITRE 1 ÉTAT DE LA POPULATION MONDIALE 2023 11 Notre famille humaine dépasse désormais les 8 milliards d’individus. Cet événement mérite d’être salué, car il témoigne de certaines avancées historiques pour l’humanité dans les domaines de la médecine, de la science, de la santé, de l’agriculture et de l’éducation. De plus en plus de nouveau-nés surmontent la fragilité de leurs premiers mois d’existence (OMS, 2022). Les enfants ont plus de chances de parvenir à l’âge adulte, voire à un âge avancé (Small Arms Survey, 2022). Nous vivons ainsi plus longtemps et en meilleure santé. Ces améliorations sont le résultat des progrès accomplis en matière de défense des droits humains, de santé publique, de nutrition et d’éducation, entre autres, qui bénéficient à un nombre croissant d’individus. Ces avancées se sont accélérées ces dernières années grâce aux engagements pris par les gouvernements, les mouvements non gouvernementaux, le secteur privé et bien d’autres acteurs, en faveur de la santé universelle, de la défense des droits fondamentaux, du développement durable et de l’égalité des genres. Cette implication s’est notamment traduite par les objectifs de développement durable (ODD), piliers d’un programme international de transformation au service d’un développement censé bénéficier à tous les habitants de la planète d’ici 2030. La communauté internationale s’est appuyée sur ce levier, mais aussi sur l’évolution des normes sociales et les nombreux accords et instruments juridiques mis en place au cours des décennies précédentes, pour assurer à chacune et chacun le droit à la vie, le droit de jouir du meilleur état de santé possible et le droit à la dignité. Tous les êtres humains qui partagent notre planète aujourd’hui doivent pouvoir exercer ces droits fondamentaux et mettre à profit les possibilités qu’ils leur offrent. Cependant, le franchissement du seuil des 8 milliards d’habitants a lieu dans un contexte de crises multiples, imbriquées et exacerbées. À ce jour, la pandémie de COVID-19 a ôté la vie à plus de 6 millions de personnes (certaines sources évoquent le chiffre de 21 millions) (Msemburi et al., 2022 ; The Economist, 2022 ; OMS, 2022a). Les catastrophes climatiques (PNUE, 2022), l’affaiblissement des économies, les conflits, les pénuries alimentaires et énergétiques ainsi que la désinformation en ligne représentent des menaces partout dans le monde. L’avenir peut sembler bien sombre : le Rapport sur le développement humain 2022 fait d’ailleurs état d’un sentiment d’insécurité éprouvé par plus de six personnes sur sept à l’échelle mondiale (PNUD, 2022). Compte tenu de tous ces périls, les principaux constats démographiques faisant les grands titres de la presse (8 milliards d’êtres humains et des niveaux de fécondité historiquement bas dans de nombreux pays) (Département des affaires économiques et sociales des Nations Unies, 2022) peuvent, à bien des égards, être interprétés comme les signes annonciateurs d’une catastrophe imminente. Les gens cherchent des réponses, et les fluctuations démographiques sont souvent rendues responsables de bien des malheurs. Cette réaction n’est pas sans risques, l’un de ses corollaires étant de rejeter la faute sur les personnes qui ne nous ressemblent pas ou ne vivent pas comme nous. C’est d’ailleurs précisément ce qui se produit sous nos yeux. Cela se manifeste souvent par la crainte d’une « surpopulation », liée à l’idée selon laquelle la planète ne pourrait pas subvenir aux besoins d’un si grand nombre d’êtres humains. En parallèle, en particulier dans les pays qui affichent les taux de fécondité les plus faibles, les tendances observées font émerger le spectre de la « dépopulation » et redouter le déclin de la main-d’œuvre et l’« effondrement » des communautés ou des nations. Bien souvent, ces deux inquiétudes coexistent. Certains des médias reflètent en partie cette situation. « 8 milliards d’humains sur une planète aux ressources pas élastiques » a ainsi titré une grande agence de presse (AFP, 2022) lorsque le chiffre fatidique a été atteint en novembre 2022. Un autre article s’est ému du fait que « les jeunes femmes se détournent du mariage et de la maternité alors que le nombre de personnes âgées explose » (Zhang, 2022), ajoutant que « d’après une étude démographique, cet enjeu pourrait bien devenir un problème de sécurité nationale ». Différentes variantes ont émaillé la presse du monde Une famille humaine forte de 8 milliards de personnes12 entier : « Face à l’aggravation des changements climatiques, l’Égypte demande aux familles d’avoir moins d’enfants » (O’Grady et Mahfouz, 2022). « Malgré 200 milliards de dollars de dépenses, la Corée du Sud ne parvient pas à convaincre ses habitants de faire des enfants » (Hancocks, 2022). « “La Lettonie va disparaître faute de Lettons” : le déclin de la population en Europe de l’Est » (Henley, 2022). « Une bombe à retardement démographique est sur le point de reconfigurer notre planète. La population mondiale devrait bientôt atteindre son point culminant. Après quoi, rien ne sera plus comme avant » (Shute, 2022). Les raccourcis de certains observateurs, de par le ton et les termes employés, occultent les mécanismes complexes qui gouvernent les tendances démographiques ainsi que la question des droits et de l’autonomie des individus (voir l’encadré « S’appuyer sur la primauté > De plus en plus de nouveau-nés surmontent la fragilité de leurs premiers mois d’existence. > Les enfants ont plus de chances de parvenir à l’âge adulte‚ voire à un âge avancé. > Nous vivons ainsi plus longtemps et en meilleure santé. _ _ _ ÉTAT DE LA POPULATION MONDIALE 2023 13 des droits »). Et ils ne sont pas l’apanage des médias. Que ce soit dans les débats politiques, les émissions de radio ou les conversations entre amis, il est généralement admis que des efforts devraient être déployés pour que les populations, à l’échelle nationale ou mondiale, parviennent à une taille, une composition ou une fécondité idéale. Dans certains cas, ces ambitions sont même énoncées dans des mesures publiques, alors même que l’histoire a maintes fois mis en évidence les écueils de toute politique définissant des objectifs démographiques. Bien souvent, ces derniers se révèlent, en effet, implicitement coercitifs, puisqu’ils incitent les individus à effectuer des choix procréatifs qu’ils n’auraient peut-être pas faits d’eux-mêmes. Ce phénomène existe à des degrés divers : campagnes publiques et techniques de persuasion, discrimination plus ou moins assumée. sans parler des habitants purement et simplement contraints d’avoir recours à la contraception ou à d’autres services de santé sexuelle et reproductive, ou au contraire privés de ces services. Les chiffres au service des droits Chaque être humain a le droit de choisir d’avoir ou non des enfants, et de décider combien, quand et avec qui en avoir. C’est précisément en cela que consiste le droit à l’autonomie corporelle : un choix libre et éclairé, non entravé par une quelconque obligation de satisfaire des prétentions plus collectives, qu’elles soient démographiques, économiques, sociales, politiques, environnementales ou sécuritaires. Cela ne signifie pas que les statistiques démographiques n’ont pas leur importance : elles en ont dans le sens où chaque être humain compte. Elles apportent en outre des informations prospectives particulièrement fiables sur les besoins potentiels des populations dans les 5, 15 ou même 50 années à venir. Un nombre élevé de nouveau-nés entraînera par exemple la nécessité d’investir dans les soins de santé et la scolarisation. > Une histoire faite de hauts et de bas Les fluctuations de population ne datent pas d’hier. Si des études archéologiques mettent en évidence l’existence de périodes de croissance démographique rapide suivies de déclins tout au long de l’histoire de l’humanité (Shennan et Sear, 2021), la plupart des effondrements démographiques historiques sont liés à des périodes caractérisées par une mortalité précoce généralisée, due à l’avènement de guerres, de famines ou encore d’épidémies. La pandémie de COVID-19 et l’épidémie continue de VIH/sida nous rappellent d’ailleurs que les maladies peuvent, encore aujourd’hui, influer largement sur les tendances démographiques. Pourtant, presque tous les cas actuels de décroissance démographique s’expliquent davantage par le déclin de la fécondité et par l’émigration que par des phénomènes de mortalité massive – une tendance qui témoigne des progrès scientifiques et technologiques et des avancées observées en matière de consolidation de la paix. Aujourd’hui, la plupart des spécialistes s’accordent à dire que les changements démographiques sont normaux et qu’il n’y a pas de « bonne » ou de « mauvaise » taille pour une population, tant qu’il existe des systèmes résilients capables de répondre aux besoins des habitants, quel que soit leur nombre. De même que les hausses et les baisses des taux de fécondité ne sont en soi ni bénéfiques ni néfastes, dès lors qu’elles sont l’expression de droits et de choix individuels en matière de procréation. Une famille humaine forte de 8 milliards de personnes14 Le vieillissement des cohortes, leur probable impact sur le marché du travail et les caisses de retraite, ou la comparaison des besoins des différentes cohortes au sein d’une communauté, ou d’une communauté à une autre, sont autant d’informations qui offrent aux décideurs politiques la possibilité d’émettre des hypothèses et des prédictions plausibles. Ces renseignements les aident par ailleurs à mieux se préparer aux changements imminents, en investissant selon les cas dans des systèmes adaptés à un grand nombre d’étudiants, de demandeurs d’emploi ou de retraités. Les données démographiques jouent un rôle tout aussi déterminant dans l’orientation des politiques et des programmes visant à réaliser les objectifs de développement durable, et notamment à respecter leur engagement spécifique à ne laisser personne de côté. Les données démographiques fournies par la Division de la population des Nations Unies sont notamment mises à contribution pour assurer le suivi d’un quart des 231 indicateurs des ODD (Département des affaires économiques et sociales des Nations Unies, n. d.). Ce qui nous intéresse particulièrement dans le cadre du présent rapport, c’est que ces données permettent de quantifier les violations des droits en matière de procréation qui persistent partout dans le monde. Depuis 2015, les États membres des Nations Unies communiquent des données sur l’autonomie corporelle au titre de l’indicateur 5.6.1 des ODD, mettant en évidence le nombre inacceptable de filles et de femmes en couple encore privées de leur droit fondamental à décider elles-mêmes d’aller ou non se faire soigner, d’avoir ou non des rapports sexuels et d’utiliser ou non un moyen de contraception. En 2023, 68 pays ont fait état de données relatives à l’ODD 5.6.1 révélant que 24 % des filles et des femmes n’étaient pas en mesure de refuser des rapports sexuels, et qu’une proportion importante n’avait pas la possibilité de prendre des décisions quant aux soins de santé (25 %) ou à la contraception (11 %). Cela signifie que seuls 56 % des femmes sont libres de prendre leurs décisions s’agissant de leur santé et de leurs droits sexuels et procréatifs (UNFPA, 2023). Les besoins et les droits de chaque individu peuvent être difficiles à concilier avec le nombre de personnes vivant désormais sur notre planète. L’anxiété porte en bonne partie sur les grandes évolutions mondiales actuelles, de profonds bouleversements qui concernent non seulement le nombre d’habitants, mais aussi le climat, l’émergence de nouvelles maladies et bien d’autres domaines. Pourtant, quelle que soit l’étendue de l’humanité, chaque individu a de la valeur et se prévaut de droits non négociables. La communauté internationale a reconnu et affirmé à plusieurs reprises, dans le cadre de différents accords (Programme d’action de la Conférence internationale sur la population et le développement [CIPD] de 1994, Programme de développement durable à l’horizon 2030, etc.), que les droits fondamentaux et l’égalité des genres constituaient la pierre angulaire d’un avenir pacifié et prospère pour tous. Reconnaître la valeur et garantir la dignité et la participation de tous sur un pied > C’est précisément en cela que consiste le droit à l’autonomie corporelle : un choix libre et éclairé‚ non entravé par une quelconque obligation de satisfaire des prétentions plus collectives‚ qu’elles soient démographiques‚ économiques‚ sociales‚ politiques‚ environnementales ou sécuritaires. _ _ _ ÉTAT DE LA POPULATION MONDIALE 2023 15 Le point de vue du grand public et des décideurs Pour mieux cerner les perceptions et les angoisses qui traversent la planète et ses 8 milliards d’individus, le présent rapport a entrepris un travail de recherche original sous la forme d’une enquête publique assortie d’un décryptage, ainsi qu’une analyse secondaire portant sur une enquête concernant les politiques gouvernementales menée périodiquement par les Nations Unies. Enquête publique L’enquête publique commandée par l’UNFPA a été conduite par YouGov, qui a interrogé un échantillon représentatif de 7 797 personnes réparties dans huit pays (le Brésil, l’Égypte, les États-Unis, la France, la Hongrie, l’Inde, le Japon et le Nigéria) pour recueillir leur avis sur les questions démographiques (voir la note technique à la page 172 pour en savoir plus). Les résultats tendent à indiquer que l’inquiétude liée à ces questions gagne une proportion de plus en plus importante du grand public. Dans l’ensemble des pays couverts, l’opinion la plus répandue chez les personnes interrogées était que les êtres humains sont trop nombreux sur Terre. Dans six des huit pays (tous à l’exception du Japon et de l’Inde), une majorité de répondants jugeaient le taux de fécondité trop élevé à l’échelle mondiale (figure 1). Les répondants adultes étaient entre 47 % (au Japon) et 76 % (en Hongrie) à estimer que le chiffre actuel est trop élevé, et entre 26 % (au Japon) et 60 % (en France) à émettre la même opinion concernant le taux de fécondité mondial, établi à 2,3 enfants par femme. Toutefois, de nombreuses personnes n’étaient pas de cet avis, et l’on observe des divergences au sein des pays et d’un pays à l’autre. L’opinion selon laquelle le nombre d’habitants sur Terre est relativement raisonnable était partagée par 13 % (en France) et 30 % des répondants (au Nigéria). Dans chacun des pays étudiés, les personnes qui trouvaient les chiffres de la taille de la population mondiale et du taux de fécondité moyen trop d’égalité ne va pas mettre à rude épreuve un système déjà à bout de souffle, mais au contraire le propulser et le transformer. Dans cet esprit, nous devons nous efforcer de bâtir une société dans laquelle l’acte décisif consistant à mettre un enfant au monde, à un moment donné et dans un contexte donné, est dicté par le libre arbitre, l’affirmation de ses choix et le droit d’espérer. Les décideurs peuvent améliorer la résilience des populations non pas en fixant des objectifs et en réprimant la liberté de choix, mais en adoptant des politiques qui donnent à chaque individu le pouvoir de satisfaire son propre idéal en matière de procréation et de bien-être en général, notamment grâce à l’éducation, au système de soins, à l’accès à l’eau salubre ou encore à la multiplication des opportunités. Une famille humaine forte de 8 milliards de personnes16 faibles ou qui n’avaient pas d’opinion arrêtée sur le sujet représentent en outre une part non négligeable des répondants. En Hongrie et au Japon, qui enregistrent les taux de fécondité les plus faibles, une majorité d’adultes trouvait d’ailleurs la fécondité insuffisante à l’échelle nationale. Autre observation notable : l’exposition à différents messages et discours sur le passage du cap des 8 milliards d’êtres humains, que ce soit dans les médias, lors des conversations ou via d’autres moyens de communication, semble corrélée à une inquiétude plus marquée quant à la taille de la population, au taux de fécondité et à l’immigration. Dans tous les pays, les personnes ayant indiqué avoir été exposées à des contenus médiatiques ou à des conversations à ce sujet au cours des 12 mois précédents étaient sensiblement plus susceptibles de trouver la population mondiale trop nombreuse. > FIGURE 1 Source : UNFPA/enquête YouGov, 2022. Opinion des participants à l’enquête sur le taux de fécondité mondial 20 % 40 % 60 % 80 % 100 % France Hongrie NigériaBrésil Égypte IndeÉtats-Unis Japon Niveau trop élevé Niveau trop faible Niveau raisonnable Sans opinion > L’exposition à différents messages et discours sur le passage du cap des 8 milliards d’êtres humains semble corrélée à une inquiétude plus marquée quant à la taille de la population‚ au taux de fécondité et à l’immigration. _ _ _ ÉTAT DE LA POPULATION MONDIALE 2023 17 Cette tendance est particulièrement frappante au Japon, où cette opinion est partagée par 68 % des personnes exposées, contre seulement 29 % des répondants n’ayant pas eu connaissance de ce type de messages. Dans tous les pays, les personnes non exposées aux reportages ou aux discours sur la population mondiale étaient plus susceptibles d’indiquer ne pas savoir si celle-ci était trop importante, pas assez importante ou de taille raisonnable. Inversement, les personnes prêtant le flanc à ce genre de messages sur la taille de la population nationale ou mondiale avaient davantage tendance à trouver le taux de fécondité mondial trop élevé. S’il n’est pas possible d’établir un lien de causalité (l’anxiété démographique pouvant Une famille humaine forte de 8 milliards de personnes18 des tendances en matière de population et de fécondité. On observe une augmentation notable du nombre de pays ayant adopté des politiques expressément destinées à accroître, diminuer ou stabiliser leur taux de fécondité. Les pays qui expriment leur intention d’accroître la fécondité au moyen de politiques et ceux qui ne manifestent aucune intention en la matière enregistrent des niveaux similaires de développement humain. Fait révélateur s’il en est, les pays non dotés de politiques visant à influencer les taux de fécondité affichent de bien meilleurs scores sur le plan des libertés humaines (tels que déterminés par l’Indicateur de liberté humaine) que ceux ayant défini des objectifs dans ce domaine (qu’il s’agisse d’augmenter, de réduire ou de stabiliser les taux de fécondité). Ces moyennes mondiales masquent des disparités infranationales et des variations entre les pays, mais de manière générale, elles suggèrent que les pays non dotés d’objectifs en matière de fécondité prêtent davantage attention aux droits de leurs citoyens (voir la note technique à la page 173 pour en savoir plus). Bien que la dernière enquête sur la population et le développement, publiée en 2021, ne rende pas compte des politiques des États relatives à la fécondité, elle permet aux gouvernements d’indiquer s’ils ont adopté des lois ou des réglementations garantissant l’accès à certains services de santé sexuelle et reproductive, notamment les soins de maternité et différents services de planification familiale, et si l’accès à ces services est limité par plusieurs systèmes juridiques contradictoires ou par d’autres restrictions fondées sur l’âge, la situation matrimoniale ou l’autorisation d’une tierce personne (époux, parent ou médecin, par exemple). L’analyse ne révèle aucune corrélation entre le taux de fécondité des pays et l’accessibilité des services de santé sexuelle et reproductive. Autrement dit, les pays qui font état de restrictions plus importantes sur la santé et les droits en matière de sexualité et de procréation ne sont pas plus susceptibles d’enregistrer des taux de fécondité plus élevés ni plus faibles. à la fois être alimentée par ces messages et favoriser la mémorisation ou la consommation plus active d’informations à ce sujet), cette tendance montre clairement l’intérêt de mettre la question des droits et des choix au cœur des conversations et des discours sur les enjeux démographiques. Une question invitant les répondants à répertorier les problèmes qu’ils estiment être les plus sérieux en lien avec l’évolution démographique dans leur propre pays a fait émerger un constat particulièrement éloquent. Dans tous les pays à l’exception du Japon, les questions concernant les politiques relatives à la santé et aux droits en matière de sexualité et de procréation ainsi qu’aux autres droits fondamentaux constituaient une préoccupation majeure (voir la page 46 pour plus d’informations). La question de l’importance des droits est rarement évoquée dans les discours des responsables politiques et des médias sur la « surpopulation » ou la « dépopulation », mais elle semble en revanche aussi présente dans l’esprit du grand public que la crainte des conséquences économiques et environnementales de la croissance démographique. Analyse secondaire L’analyse secondaire s’est intéressée aux données transmises par les autorités nationales dans le cadre de l’enquête sur la population et le développement menée par les Nations Unies auprès des gouvernements à intervalles réguliers depuis 1963. Ces données sont le meilleur (et le seul) moyen de comparer le point de vue des différents gouvernements sur leur propre population nationale. Il s’agit d’un corpus unique démontrant comment ces gouvernements décrivent et perçoivent, selon leurs propres termes, certaines dimensions cruciales des changements démographiques et des flux migratoires internationaux affectant leur territoire. L’analyse a porté sur les résultats des années 2015, 2019 et 2021, antérieurs donc à l’annonce de l’atteinte du cap des 8 milliards d’individus sur la planète. Les réponses semblent néanmoins indiquer une préoccupation grandissante de la part des gouvernements à l’égard ÉTAT DE LA POPULATION MONDIALE 2023 19 montre que l’accès à la contraception et aux soins de maternité n’est pas plus limité dans les pays à faible revenu que dans les pays à revenu élevé, ce qui laisse penser que les différences d’accès sont tributaires de choix politiques et non d’un manque de ressources. Cette analyse et le travail de recherche mis en avant tout au long du présent rapport montrent que l’utilisation des services de santé sexuelle et reproductive comme des outils au service d’objectifs liés à la fécondité (même à un niveau strictement rhétorique) peut donner lieu à des résultats contre-productifs. En revanche, ces données mettent en évidence une corrélation préoccupante entre les restrictions imposées dans un domaine de la santé sexuelle et reproductive et celles appliquées dans d’autres (figure 2). Ainsi, les pays qui limitent l’accès aux soins de maternité ont également tendance à n’offrir qu’un accès restreint à la contraception. Plus l’accès à la contraception est limité, plus il existe en général d’obstacles à l’avortement et aux soins post-avortement. On peut en conclure que si les restrictions appliquées aux services de santé reproductive ne semblent pas avoir d’incidence sur les taux de fécondité, elles sont en revanche révélatrices de normes qui perpétuent les inégalités entre les genres. Précisons que ces normes restent malheureusement très répandues. De même, l’étude > FIGURE 2 Source : Enquête sur la population et le développement menée par les Nations Unies auprès des gouvernements, 2021. Pour de plus amples informations sur ces restrictions, consulter la note technique page 174. Corrélations entre les restrictions d’accès aux différents services relatifs à la santé et aux droits en matière de sexualité et de procréation 1 2 3 4 5 6 7 8 0 4 8 12 16 N om br e m oy en d e re st ri ct io ns à l’ av or te m en t e t a ux so in s po st -a vo rt em en t N om br e m oy en d e re st ri ct io ns a ux s oi ns d e m at er ni té Nombre de restrictions d’accès à la contraception Nombre de restrictions d’accès à la contraception Nombre de restrictions d’accès à la contraception N om br e m oy en d e re st ri ct io ns a ux s er vi ce s de m at er ni té 1 2 3 4 5 6 7 8 7 8 0 4 8 12 16 1 2 3 4 5 6 0 4 8 12 16 Une famille humaine forte de 8 milliards de personnes20 L’espoir à l’ère de l’anxiété Un individu ne peut avoir « trop » ou « pas assez » d’enfants que selon ses propres critères. En revanche, les mesures prises en réponse aux statistiques et aux tendances démographiques peuvent, quant à elles, avoir un impact éminemment bénéfique ou désastreux. Des politiques rationnelles en faveur des droits fondamentaux peuvent avoir des retombées véritablement bénéfiques, tandis que des répercussions délétères sont à prévoir lorsqu’il s’agit de répondre aux défis majeurs de l’évolution de la population en imposant des solutions axées sur la fécondité qui remettent en cause ces droits, ou en ignorant purement et simplement le problème. Les inquiétudes liées à la dynamique démographique peuvent, à bien des égards, être une réaction compréhensible face aux nombreuses incertitudes qui pèsent sur notre monde. Pourtant, le désespoir a pour seul effet de nous éloigner des véritables problèmes à résoudre et de saper notre motivation à balayer les obstacles, alors que les difficultés liées aux changements démographiques peuvent tout à fait être surmontées. Les pays et les populations peuvent effectivement prospérer dans un monde dont la démographie évolue. Certes, les êtres humains n’ont jamais été aussi nombreux, et la population mondiale continuera d’augmenter pendant encore plusieurs décennies, mais les dernières projections des Nations Unies tendent à montrer une diminution du rythme de la croissance démographique mondiale, déjà inférieur à 1 % depuis 2020 (figure 3). Cela s’explique en grande partie par une baisse de la fécondité : environ deux personnes sur trois vivent dans un pays ou une région affichant un taux de fécondité inférieur ou égal à 2,1 enfants par femme, un chiffre généralement considéré comme le « seuil de renouvellement de la population » ou le niveau requis pour atteindre une croissance nulle (cette notion sera étudiée plus en détail à la page 60). Dans certains cas, la diminution d’une population donnée peut être due à une hausse de l’émigration (Département des affaires économiques et sociales des > FIGURE 2 Source : Enquête sur la population et le développement menée par les Nations Unies auprès des gouvernements, 2021. Pour de plus amples informations sur ces restrictions, consulter la note technique page 174. Corrélations entre les restrictions d’accès aux différents services relatifs à la santé et aux droits en matière de sexualité et de procréation 1 2 3 4 5 6 7 8 0 4 8 12 16 N om br e m oy en d e re st ri ct io ns à l’ av or te m en t e t a ux so in s po st -a vo rt em en t N om br e m oy en d e re st ri ct io ns a ux s oi ns d e m at er ni té Nombre de restrictions d’accès à la contraception Nombre de restrictions d’accès à la contraception Nombre de restrictions d’accès à la contraception N om br e m oy en d e re st ri ct io ns a ux s er vi ce s de m at er ni té 1 2 3 4 5 6 7 8 7 8 0 4 8 12 16 1 2 3 4 5 6 0 4 8 12 16 ÉTAT DE LA POPULATION MONDIALE 2023 21 Nations Unies, 2022a). Si la population mondiale poursuit malgré tout sa croissance, cela s’explique essentiellement par une dynamique liée aux effectifs actuels et à l’augmentation de l’espérance de vie, et non par les taux de fécondité. Le présent rapport s’intéresse aux différentes craintes et angoisses qui voient le jour dans ce contexte. Le chapitre 2 se penche sur l’idée selon laquelle les humains seraient tout simplement « trop nombreux », ce qui conduirait aux changements climatiques et à la destruction de l’environnement. D’après le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), la hausse du produit intérieur brut (PIB) par habitant et la croissance démographique seraient les deux principaux facteurs d’émissions liées à la combustion d’énergies fossiles ces dix dernières années. Toutefois, ces projections ne dépendent pas uniquement de la taille de la population. La croissance du PIB par habitant excède les gains d’efficacité, ce qui montre bien le rôle déterminant des habitudes de consommation dans les émissions (GIEC, 2022). En règle générale, les personnes aisées qui peuvent consommer davantage produisent plus d’émissions et ont un impact autrement plus important sur les changements climatiques. Or ces personnes ne représentent qu’une faible proportion de l’humanité. Sur 8 milliards d’individus, environ 5,5 milliards gagnent moins de 10 dollars par jour, une somme globalement insuffisante pour consommer significativement et contribuer réellement aux émissions (Kanem, 2017). Par conséquent, bien > FIGURE 3 Taux d’accroissement démographique mondial, 1950-2021 0,5 1,0 1,5 2,0 2,5 4 2 6 8 10 12 1950 1960 1970 1980 1990 2000 2010 2020 Va ri at io n an nu el le m oy en ne d e la t ai lle de la p op ul at io n (p ou rc en ta ge ) Population (en m illiards) Nombre de personnes Taux de croissance Source : Département des affaires économiques et sociales des Nations Unies, 2022. Une famille humaine forte de 8 milliards de personnes22 que les chiffres de la population soient essentiels pour comprendre les enjeux climatiques, ils ne doivent pas nous obnubiler au risque d’éclipser les mesures que tous les pays doivent prendre pour répondre à ces défis, à savoir réduire les émissions et financer les efforts d’adaptation aux changements climatiques des communautés pauvres. Le chapitre 3 traite de l’anxiété liée aux populations déclinantes, une inquiétude de plus en plus répandue dans les espaces géographiques qui enregistrent un faible taux de fécondité et où l’on observe une crainte grandissante que des nations disparaissent ou fassent l’objet d’un « remplacement » par des populations migrantes ou des groupes minoritaires. Dans certains pays d’Europe, entre autres, des mouvements font pression pour mettre fin à ce qu’ils appellent le « grand remplacement », supposément induit par la multiplication des migrations et appellent les femmes à avoir des enfants afin de « repeupler » la nation (Goetz, 2021). Pourtant, l’histoire a déjà montré – à maintes reprises – que ni les restrictions des libertés en matière de procréation ni les exhortations culturelles sommant les femmes d’avoir davantage d’enfants ne sont efficaces pour enrayer une baisse de la fécondité ou augmenter la taille globale d’une population. Le chapitre 3 abordera également une préoccupation connexe, à savoir le vieillissement de la population, un phénomène universel, mais qui se fait particulièrement sentir dans les pays à faible taux de fécondité. Le fait que les gens n’aient jamais vécu aussi longtemps et en aussi bonne santé dans toute l’histoire de l’humanité doit être considéré comme une conquête majeure, mais > FIGURE 3 Taux d’accroissement démographique mondial, 1950-2021 0,5 1,0 1,5 2,0 2,5 4 2 6 8 10 12 1950 1960 1970 1980 1990 2000 2010 2020 Va ri at io n an nu el le m oy en ne d e la t ai lle de la p op ul at io n (p ou rc en ta ge ) Population (en m illiards) Nombre de personnes Taux de croissance Source : Département des affaires économiques et sociales des Nations Unies, 2022. 23 > S’appuyer sur la primauté des droits Ce rapport interdisciplinaire réunit des travaux de recherche menés dans différents domaines, ce qui a permis de relever des incohérences dans la manière dont les questions démographiques sont présentées et comprises par les différents universitaires, professionnels et acteurs politiques, et en particulier dans les différents discours sur les tendances et préférences en matière de fécondité. Un même mot peut ainsi avoir une signification différente en fonction de la personne qui l’emploie et de son public. Au niveau « macro », auquel travaillent de nombreux décideurs politiques et experts en démographie, la fécondité est souvent perçue uniquement comme l’un des trois éléments de l’évolution démographique (au même titre que la mortalité et les migrations), et il est courant d’appeler à la « réduire » ou à l’« encourager ». Non seulement les politiques visant à accroître ou à diminuer la fécondité sont jugées bénéfiques pour les sociétés, mais bien souvent, on considère également qu’elles affirment les droits des individus et contribuent à leur autonomie, en particulier lorsqu’elles s’accompagnent d’une mise en garde sur la nécessité d’éviter toute coercition. Pourtant, du point de vue des personnes qui ont été privées de leur autonomie reproductive par le passé (ou qui le sont aujourd’hui), ces mêmes concepts font clairement l’impasse sur la notion de libre arbitre individuel. Depuis des dizaines d’années, les universitaires féministes (Hartmann, 2016 ; Smyth, 1996), entre autres, constatent avec inquiétude que les programmes de planification familiale sont utilisés et même promus comme des instruments de réduction de la fécondité plutôt que comme des outils favorisant l’autonomie des femmes et des filles. Dans cette perspective, ne pas mettre en avant la liberté de choix et les droits en matière de procréation comme objectifs premiers de toute politique démographique ouvre fatalement la voie à la coercition, aux pressions et aux abus. Il est possible d’éviter cet angle mort des discours sur les taux de fécondité et les politiques démographiques, en faisant des droits en matière de procréation le point de départ de la réflexion plutôt qu’un postulat ou un élément secondaire. Il ne s’agit nullement de nier la gravité des problèmes démographiques. Nous devons mettre en place des politiques démographiques judicieuses, fondées sur des données probantes et sur les droits fondamentaux, pour éviter ces perspectives funestes. Ces politiques doivent être conçues et expliquées soigneusement, sachant que le langage est un instrument de pouvoir et que des vies sont en jeu. Le présent rapport utilise les termes et définitions qui suivent : Contrôle démographique : pratique consistant à contrôler volontairement la croissance, la taille ou la répartition d’une population humaine (ce terme est souvent associé à des mesures qui portent atteinte aux droits fondamentaux, tels que les programmes de stérilisation forcée, mais dans certains contextes, il reste utilisé pour décrire les programmes de planification familiale, et ce sans aucune connotation négative [Sari et al., 2022]). Une famille humaine forte de 8 milliards de personnes24 Anxiété démographique : peur, fondée ou non, liée à la taille de la population, à l’évolution démographique, à la composition de la population ou aux taux de fécondité. Résilience démographique : capacité à croître et à s’adapter aux évolutions démographiques (voir l’encadré à la page 27). Objectif démographique : nombre de personnes (ou fourchette) défini comme étant l’objectif à atteindre d’une politique démographique donnée. Objectifs en matière de fécondité : taux de fécondité ou variations des taux de fécondité définis comme étant l’objectif à atteindre d’une politique démographique donnée� Politiques démographiques : politiques relatives à différentes questions démographiques telles que la taille et l’accroissement de la population, sa répartition selon l’âge, la fécondité et le mariage, la santé reproductive et la planification familiale, la santé et la mortalité, la répartition géographique et l’urbanisation, ou encore les migrations internes et internationales. Souvent, ces politiques ne relèvent pas toutes d’une seule structure, d’un seul ministère ou d’un seul programme, mais de différentes instances et divisions d’un gouvernement. Politiques sur la fécondité : politiques relatives à la fécondité, en particulier celles qui concernent les services de santé reproductive. Dans le présent rapport, ce terme renvoie spécifiquement aux politiques que les pays ont eux-mêmes présentées comme visant à influencer les taux de fécondité (qu’il s’agisse de les stabiliser, de les réduire ou de les augmenter) dans leurs réponses à l’Enquête sur la population et le développement menée par l’ONU auprès des gouvernements. Fécondité élevée : dans le présent rapport, ce terme est employé à titre comparatif, et non en référence à un seuil prédéterminé en lien avec un taux de fécondité total donné� Si le rapport utilise généralement ce terme pour désigner des taux de fécondité qui entraînent une croissance démographique, c’est-à-dire supérieurs à 2,1 enfants par femme environ (voir la page 60), il reconnaît également que la notion de « fécondité élevée » est subjective et peut varier selon le contexte. Faible fécondité : de la même façon, ce terme est utilisé dans le présent rapport à titre comparatif plutôt que par rapport à un seuil prédéterminé en lien avec un taux de fécondité total donné� Si le rapport utilise généralement ce terme pour désigner des taux de fécondité qui ne contribuent pas à la croissance démographique, c’est-à-dire inférieurs à 2,1 enfants par femme environ (voir la page 60), il reconnaît également que la notion de « faible fécondité » est subjective et peut varier selon le contexte. ÉTAT DE LA POPULATION MONDIALE 2023 25 le vieillissement des populations est souvent source d’inquiétude, car il porte la menace d’un étiolement du pouvoir national, d’une augmentation faramineuse des dépenses publiques et d’un affaiblissement de l’économie. On sait d’expérience que bon nombre des problèmes liés à la diminution de la taille des populations et à leur vieillissement peuvent être maîtrisés. L’une des solutions les plus efficaces consiste en substance à autonomiser les femmes (Département des affaires économiques et sociales des Nations Unies, 2023a). Le chapitre 4 montre pourquoi l’autonomisation des femmes et l’autonomie corporelle ont toute leur place au cœur des débats sur la population. Trop de femmes à travers le monde ne sont pas en mesure de réaliser leurs aspirations en matière de procréation. De manière générale, dans les pays à fécondité élevée, de nombreuses femmes confient avoir plus d’enfants qu’elles ne l’auraient souhaité, et beaucoup de femmes des pays à faible fécondité disent avoir moins d’enfants qu’elles ne l’auraient voulu. Cependant, partir du principe que toutes les femmes d’un environnement donné désireraient moins d’enfants tandis que les habitantes d’autres environnements en voudraient plus serait profondément simplificateur. Ainsi, dans certains pays à fécondité élevée, notamment en Afrique subsaharienne, l’infertilité atteint une prévalence dramatiquement élevée (Inhorn et Patrizio, 2015). À l’inverse, dans de nombreux pays à faible fécondité, notamment en Asie et en Europe de l’Est, les besoins non satisfaits en moyens de contraception modernes restent importants et la satisfaction de la demande demeure faible (Haakenstad et al., 2022). En outre, les préjugés patriarcaux sur le rôle et les souhaits des femmes en matière de procréation sont souvent pernicieux pour les familles comme pour les individus. Le chapitre 5 propose des solutions pour que les programmes de planification familiale et d’égalité des genres soient utilisés non comme des outils au service d’objectifs démographiques, mais comme une fin en soi. Plutôt que de se demander si les taux de fécondité sont « trop élevés » ou « trop faibles », il serait plus judicieux que les dirigeants s’interrogent sur la capacité des citoyens à décider librement et en toute connaissance de cause du nombre d’enfants qu’ils souhaitent et du moment de leur naissance, à exercer leurs choix en matière de procréation et leur autonomie corporelle, et à accéder aux services de santé en toute confidentialité et dans le respect de leur dignité. Lorsque les droits en matière de procréation sont bafoués, qui sont les personnes les plus touchées ? Comment répondre à leurs besoins, faire entendre leur point de vue et défendre leurs droits ? L’inclusion est une solution centrale à tous les niveaux : il s’agit en effet de présenter une vision plus large de ce qui constitue une famille, d’offrir un éventail complet de services de santé reproductive, d’établir une définition holistique de la notion de « population », et de recenser les citoyens et les membres des communautés sans exclure quiconque. Ce chapitre s’attache également à proposer des solutions au-delà du strict périmètre de la fécondité et de la procréation. Au-delà de l’alarmisme, viser l’autonomisation Nous disposons d’outils et de cadres qui nous permettent d’élargir l’attention au-delà des débats alarmistes sur la « surpopulation » ou la « dépopulation ». Il existe d’ores et déjà des systèmes et des outils permettant d’opérer d’autres choix. Citons par exemple l’appel international à la justice sexuelle et reproductive, lancé pour lutter contre les différentes formes de discrimination et d’injustice qui empêchent certaines personnes d’exercer leurs droits. Un tel combat, déjà mené dans des pays comme l’Afrique du Sud (McGovern et al., 2022), nécessite de mettre de côté les objectifs relatifs à la fécondité et de donner à chaque personne, sans exception ni exclusion, les meilleures chances de faire ses propres choix, grâce à des services de santé abordables et de qualité, un revenu décent, un environnement salubre et sans violence ni stigmatisation, entre autres éléments indispensables. Une famille humaine forte de 8 milliards de personnes26 humain au service d’objectifs nationaux, qu’ils soient économiques, politiques ou encore sécuritaires, mais qui au contraire défende les droits fondamentaux et favorise le bien-être humain de sorte que tous les membres de la société puissent choisir comment vivre et s’épanouir. L’anxiété démographique, alimentée par des discours imprudents et une rhétorique alarmiste, est en fin de compte un moyen bien pratique d’ignorer la complexité des difficultés auxquelles nous sommes confrontés. Pour certaines personnes, c’est une façon de se cantonner dans un statu quo confortable. Or, s’y complaire ne contribue en rien à faire progresser l’humanité. Pour avancer, nous devons concevoir le monde non pas tel qu’il est, mais tel qu’il pourrait être ; un monde où chaque individu pourrait réaliser pleinement son potentiel, un monde où les décisions procréatives les plus fondamentales (avoir ou non un enfant, quand et avec qui) seraient prises en toute liberté et en toute responsabilité. L’avenir de l’humanité est entre nos mains ; il nous appartient d’en tracer la voie. Une autre approche nouvelle à ne pas négliger est le mouvement en faveur de la résilience démographique, qui invite les sociétés à anticiper l’évolution des tendances démographiques, à s’y adapter et à en tirer parti, tout en mettant les droits fondamentaux au cœur de toute intervention. Cette stratégie plus équilibrée, positive et globale est un moyen de dépasser les préoccupations sporadiques relatives aux taux de fécondité ou aux statistiques démographiques (Armitage, 2021). Lors de la CIPD qui s’est tenue au Caire en 1994, les gouvernements ont convenu que toute politique démographique devait avoir pour but de garantir les droits en matière de procréation, la liberté de choix et la santé sexuelle des citoyennes et citoyens, et non d’atteindre des objectifs démographiques. Les objectifs liés à la fécondité ne doivent pas devenir une finalité ; des taux de fécondité très élevés ou très faibles sont d’ailleurs souvent le symptôme d’une perte généralisée d’autonomie corporelle et de liberté de choix en matière de procréation. Il serait plus sûr et plus efficace d’adopter un contrat social qui ne mette pas le corps > La résilience démographique Le terme « résilience démographique » désigne la capacité d’un système à anticiper les changements démographiques, à s’y adapter et à prospérer malgré ces évolutions. Les fluctuations de population étant inévitables, les États ont tout intérêt à mieux les comprendre afin de disposer des compétences, des outils, de la volonté politique et du soutien populaire nécessaires pour atténuer, dans la mesure du possible, les effets négatifs sur les individus, les sociétés, les économies et l’environnement. Il s’agit également de tirer parti des opportunités inhérentes au changement démographique, au profit des populations et de la planète, pour davantage de prospérité. Contrairement aux approches réactives qui cherchent à manipuler ou à contrôler les tendances naturelles, l’approche axée sur la résilience démographique entend nous préparer à ces changements tout en veillant à respecter les droits et à satisfaire les besoins de tous les membres de la société, quelle que soit sa composition. L’évolution démographique est un phénomène à anticiper, et non à redouter. Des outils pratiques conçus pour aider les pays à accroître leur résilience face aux changements démographiques sont proposés à la page 132. ÉTAT DE LA POPULATION MONDIALE 2023 27 La qualité de vie, une variable plus importante que le nombre d’habitants La population mondiale a franchi le seuil des 8 milliards d’êtres humains en novembre 2022. Que pensent les citoyens ordinaires de ce record, et comment cela les affecte-t-il au niveau individuel ? Quelle influence a-t-il sur leur communauté et leur pays ? Des entretiens ont été menés avec plusieurs personnes originaires des États arabes, une région qui affiche un taux de fécondité supérieur à la moyenne (2,8 naissances par femme, alors que la moyenne mondiale se situe à 2,3) dans un contexte d’inquiétudes marqué par le manque d’eau, qui accélère la désertification (Abumoghli et Goncalves, 2019), et multiplie les crises humanitaires� Ces tendances ont-elles modifié la perception des individus au sujet de la croissance démographique ou influencé leurs décisions en matière de procréation ? Rama (prénom d’emprunt) affirme que oui. « Je ne veux pas donner naissance à un enfant dans une période pareille », témoigne cette Syrienne âgée de 30 ans. « Il y a trop de choses qui m’inquiètent aujourd’hui : le manque de protection, l’insécurité physique, l’insécurité économique. » Elle estime que la Syrie compte trop d’habitants compte tenu du niveau de services disponible. Le conflit a en effet affaibli le système de protection sociale� Selon elle, de nombreux parents en difficulté font des enfants sans avoir les moyens de s’en occuper. « Tout le monde a le droit d’avoir un enfant, mais peut-être serait-il préférable d’attendre que les conditions soient propices. » Rama espère adopter un jour l’un des nombreux enfants orphelins ou abandonnés qu’abrite le pays� Said (prénom d’emprunt), 45 ans, explique que la population d’Oman peut sembler modeste comparée à celle d’autres pays de la région, mais qu’elle augmente vite, et qu’il semblerait y avoir une corrélation entre familles nombreuses et manque de moyens� À ses yeux, cela n’est pas un problème tant que l’économie du pays reste suffisamment forte pour fournir des emplois, en particulier aux travailleurs non qualifiés. « Je m’inquiète de ce qui se passera si un jour l’économie connaît une récession et que les gens perdent leur emploi », admet-il. « Et je redoute que le chômage d’un grand nombre de jeunes compromette la stabilité du pays. » L’un des grands enseignements de cette étude est que le plus souvent, les craintes liées à la taille de la population portent REPORTAGE Une famille humaine forte de 8 milliards de personnes28 surtout sur la possibilité d’assurer à tous une bonne qualité de vie. Khaled, 51 ans, considère que dans son pays, le Yémen, le problème tient à une croissance démographique plus rapide que la « croissance du développement ». Il précise que la population en âge de travailler est nombreuse et en augmentation rapide, et que le pays pourrait selon lui accélérer sa croissance économique si les jeunes étaient mieux instruits, en bonne santé, et en mesure de trouver des emplois convenables. Il ajoute que les femmes, en particulier, doivent participer davantage au développement du pays, « pour que notre population soit un atout ». Le plus souvent, les craintes liées à la taille de la population portent surtout sur la possibilité d’assurer à tous une bonne qualité de vie. © cloverphoto Photo de Jimmy Conover sur Unsplash Photo de Nihal Karkala sur Unsplash Photo de Nattalia Nunez sur Unsplash ÉTAT DE LA POPULATION MONDIALE 2023 29 GROS PLAN La recherche du nombre idéal d’habitants remonte à l’Antiquité. Cependant, que les effectifs soient jugés trop nombreux ou trop faibles, une tendance revient constamment : le mépris à l’égard des droits et des choix des femmes et des filles, et l’exercice du pouvoir de certaines personnes sur d’autres. Les premiers philosophes, notamment Confucius, Platon et Aristote, méditaient déjà sur l’influence de la taille d’une population sur la puissance et la prospérité d’un État (Charbit, 2011). La Rome antique sanctionnait les femmes sans enfants de plus de 24 ans en leur interdisant de porter des métaux précieux et imposait une taxe aux hommes restés célibataires (The Economist, 2020). En Europe, la fin du régime féodal éveilla un certain intérêt pour les populations, considérées comme sources de richesse, de pouvoir politique et de force militaire. Jean-Baptiste Colbert, homme d’État français influent, institua le populationnisme, une doctrine qui encourageait l’accroissement de la population par la natalité ou l’immigration (Pal, 2021). À cette époque, tout l’enjeu consistait à contrôler et assujettir les femmes pour en faire de dociles reproductrices de la main-d’œuvre. Les normes sociales les enfermaient dans un rôle d’épouses et de mères dévouées tout en les dissuadant de protester. Avec l’essor de la traite transatlantique des esclaves, des personnes furent emmenées de force d’Afrique aux Amériques ou ailleurs, et leurs corps considérés comme de simples marchandises (Federici, 2004). À la fin du XVIIIe siècle, la dégradation des conditions de vie en Grande-Bretagne souleva bien des craintes quant à la croissance démographique. T. R. Malthus lança alors sa grande théorie selon laquelle un accroissement de population non maîtrisé était responsable de la pauvreté, de la misère et de la guerre. Ce « pessimisme démographique » trouve encore un écho chez les penseurs contemporains (Economics Online, 2021). En France, un siècle plus tard, l’alarmisme changea de camp et la défaite du pays dans la guerre contre la Prusse fut mise sur le compte du déclin de la population. Des politiques furent alors promues pour encourager la maternité. Ces idées furent étendues aux colonies toujours plus nombreuses que possédaient les grandes puissances européennes. À la fin des années 1800, le gouverneur britannique de Bombay, Sir Richard Temple, promit à ses supérieurs en poste à Londres d’« accroître le nombre de sujets de Sa Majesté en Inde » (Randeira, 2018). Après l’indépendance de la plupart des pays d’Amérique latine dans la première moitié du XIXe siècle, les nouveaux gouvernements partagèrent une vision nataliste, résumée dans la maxime de Juan Bautista Alberdi : « Gouverner, c’est peupler ». Encourager la croissance démographique était alors considéré comme une nécessité pour protéger ces nouveaux pays des menaces extérieures ou d’éventuelles invasions des pays voisins, et pour augmenter le nombre de travailleurs ainsi que les cadences de production. Ces idées natalistes continueront de faire l’unanimité jusqu’aux années 1860 (Sánchez- Albornoz, 2014). Au XXe siècle, on voit apparaître dans certaines régions du globe un mouvement de contrôle des naissances (MacNamara, 2018 ; Engelman, 2011 ; Fisher, 2006 ; Klausen, 2004 ; Grossmann, 1995 ; McCann, 1994 ; Reed, 1984), inspiré par les idées fondatrices de la lutte en faveur du vote des femmes, notamment l’autonomie corporelle, la participation des administrés et la pleine citoyenneté (Prescott et Thompson, 2020). Lorsque des moyens de contraception produits en masse devinrent accessibles au plus grand nombre dans les années 1920, le plaidoyer pour la contraception en Inde, alors sous domination britannique, lança une dynamique en faveur du libre arbitre et du droit à l’autonomie (Hodges, 2016). La bonne santé Trop nombreux ou pas assez : une longue tradition de débats sur la population Une famille humaine forte de 8 milliards de personnes30 des mères fut considérée comme la pierre angulaire d’une nation autosuffisante, et la contraception permit d’entrer dans une nouvelle ère régie par la science, l’innovation et le progrès. À la même période, l’Union soviétique devint notamment le premier pays à légaliser l’avortement pour raisons médicales ou sociales. Cependant, dans les années 1930, Staline, confronté à une croissance démographique en berne, revint sur ces politiques et fit emprisonner les statisticiens responsables du recensement de 1937, celui-ci mettant au grand jour une diminution de la population (Arel, 2002 ; Blum, 1998). La baisse des taux de fécondité en Europe de l’Ouest et aux États-Unis au début du XXe siècle conduisit à l’émergence de l’eugénisme, une idéologie censée améliorer la « qualité » génétique d’une population. Cette doctrine encouragea la fécondité chez les personnes qui possédaient des caractéristiques « souhaitables » et la stérilisation de celles dont les caractéristiques étaient jugées « indésirables ». Les groupes considérés comme « inférieurs » étaient généralement des minorités marginalisées ou défavorisées sur plan socioéconomique ainsi que les personnes handicapées. Le concept de « race supérieure » a également nourri l’idéologie et la politique criminelles de l’Allemagne nazie, avec son cortège d’horreurs – la notion de « race pure » conduisant à la Shoah. Certaines de ces idées avaient également été adoptées en Amérique latine au début du XXe siècle, l’immigration étant alors perçue comme un moyen d’accroître une population et d’améliorer sa « qualité ». Les politiques migratoires excluaient alors les personnes qui, selon les gouvernements, pouvaient « représenter un risque racial, moral ou politique ». En conformité avec cette vision, l’immigration en provenance d’Europe de l’Ouest fut encouragée, primant sur celle d’autres groupes venant d’Afrique, d’Asie, d’Europe orientale ou du Moyen-Orient (Yankelevich, 2020 ; Sánchez-Albornoz, 2014). La deuxième moitié du XXe siècle fut marquée par l’accès à l’indépendance de nombreux pays, l’apparition de différents mouvements de défense des droits fondamentaux, ainsi que les programmes de planification familiale et les politiques démographiques cherchant à réduire la fécondité dans le monde entier (Klancher Merchant, 2017). L’UNFPA et de nombreux autres organismes centrés sur les populations furent institués et des programmes de planification familiale furent élaborés à l’instigation des dirigeants mondiaux, en réaction à la fois aux craintes d’une « bombe démographique » et au potentiel offert par la contraception pour favoriser le développement et la prospérité dans les communautés les plus démunies. Les discours habituels de l’époque accordaient généralement peu d’importance aux souhaits des femmes en matière de procréation, et avaient plutôt tendance à partir du principe qu’elles souhaitaient des familles moins nombreuses (ou étaient convaincues en ce sens), ce qui devait bénéficier au développement de toute leur communauté. En 1952, l’Inde mit en place son premier programme national de contrôle de la croissance démographique par la planification familiale. Celui-ci ne parvint que partiellement à réduire le taux de natalité, mais entraîna en revanche des cas de stérilisation excessive, voire forcée (Hartmann, 2016) ; ce n’est qu’au début des années 1990 que les dirigeants l’abandonnèrent au profit d’un programme fondé sur la santé et les droits des femmes plutôt que sur des objectifs. La Chine, alliant théories nationales et internationales sur le contrôle démographique comme moyen de favoriser le développement, adopta en 1956 une politique de régulation des naissances « pour protéger les femmes et les enfants, mieux éduquer les nouvelles générations et assurer la prospérité nationale » (Yu, 1979). L’idée selon laquelle une croissance démographique importante entravait le développement aboutit en 1980 à la politique de l’enfant unique (Jackson, 2012). Quelques pays en développement, par la voie de certains de leurs ministres, s’opposèrent toutefois à la philosophie du contrôle démographique, soutenant que « le développement constituait le meilleur des contraceptifs » (Sinding, 2000), c’est-à-dire que le développement économique global améliorait la santé et l’éducation, entraînant un recours accru à la contraception, et donc une baisse de la fécondité. ÉTAT DE LA POPULATION MONDIALE 2023 31 En Afrique, les pressions internationales grandissantes (exercées notamment dans le cadre de l’aide au développement) pour faire instaurer des politiques de contrôle démographique se heurtèrent d’abord à une résistance généralisée. Les penseurs africains soutenaient que la répartition, et non pas la taille, de la population était au cœur du problème. Ainsi, les faibles densités de population mirent à mal les initiatives de développement d’infrastructures. Seuls six pays d’Afrique étaient dotés de politiques démographiques au début des années 1970. En 1990, en revanche, ils n’étaient plus que deux États sur le continent à ne pas avoir mis en place de politiques comprenant des éléments de contrôle démographique, souvent par le biais de la contraception. Cette évolution s’opéra dans un contexte où les pays s’efforçaient de trouver le moyen de faire progresser leur économie, de développer de vastes régions rurales défavorisées et d’améliorer l’autonomie des femmes (Pearce, 1994). En Amérique latine, des politiques démographiques fondées sur le contrôle des naissances et la définition d’objectifs de croissance furent mises en œuvre dès la fin des années 1960 pour prendre de l’ampleur après la Conférence mondiale de la population organisée à Bucarest en 1974. Dans la région, les débats consistèrent à déterminer si les politiques démographiques étaient ou non compatibles avec les politiques sociales, sanitaires, éducatives et économiques, et comment intégrer les variables démographiques dans les stratégies nationales de développement. Pratiquement tous les pays mettaient en place des programmes de planification familiale, différents du point de vue du degré de priorité et des moyens accordés par les gouvernements et aussi sur la base de la participation des secteurs public et privé (Miro, 1971, 2022). Dans les pays du bloc soviétique, les tendances à l’œuvre étaient bien différentes. Au milieu du siècle dernier, beaucoup n’étaient pas tant préoccupés par un éventuel excès, que par un déficit d’habitants. Les mesures prises pour remédier à ce problème consistèrent parfois à exercer un contrôle dévastateur sur le corps des femmes, en particulier en Roumanie. En 1966, le régime des Ceaușescu avait restreint fortement les avortements et l’accès à la contraception afin de forcer davantage de femmes à avoir des enfants (République socialiste de Roumanie, 1966). Malgré cela, la population n’avait jamais atteint l’objectif fixé (30 millions), stagnant à 23,2 millions d’habitants en 1990. Jusqu’à l’abandon de cette politique en 1989, la Roumanie connut une flambée de la mortalité maternelle et infantile ainsi qu’une hausse des taux de malnutrition et de handicap physique grave (Kligman, 1998). Certains pans marginalisés de la population ont été particulièrement visés par les politiques de contrôle démographique (Jean-Jacques et Rowlands, 2018). Aux États-Unis, avant et durant les années 1970, jusqu’à 42 % des Amérindiennes furent soumises aux campagnes de stérilisation de masse financées par les autorités fédérales (université de Rochester, 2019). Au Japon, la politique de stérilisation forcée des personnes handicapées, adoptée en 1948 (Hovannisyan, 2020), resta en vigueur jusqu’en 1996, avant que le Gouvernement n’indemnise finalement les victimes. Dans les années 1980, Singapour instaura brièvement des mesures d’incitation à la natalité pour les femmes les plus instruites et des mesures dissuasives pour les femmes peu éduquées (Wong et Yeoh, n. d.). Alors que les pays socialistes optèrent pour des politiques natalistes, les minorités roms d’Europe centrale et d’Europe de l’Est furent visées par des programmes antinatalistes et des campagnes de stérilisation forcée des années 1950 aux années 1980 (Varza, 2021). L’idéologie sur laquelle reposait le contrôle démographique trouva un écho dans les congrès internationaux sur la population organisés dans la deuxième moitié du XXe siècle, alors même que le droit fondamental à décider du nombre d’enfants souhaité et de l’espacement des naissances commençait à être reconnu grâce à l’essor des mouvements de défense des droits des femmes. Cette ambition fut inscrite pour la première fois dans la Proclamation de Téhéran de 1968, nourrie par le constat de plus en plus alarmant des défaillances et des carences des services de planification familiale. Portée avec vigueur par les féministes et les défenseurs des droits, notamment des groupes de la société civile soutenus par l’UNFPA, lors de la CIPD qui se tint au Caire en 1994 (UNFPA, 1994), elle fut couronnée de succès. La CIPD révolutionna le consensus Une famille humaine forte de 8 milliards de personnes32 international sur la stratégie à adopter en matière de politiques démographiques, en mettant l’accent sur les droits fondamentaux plutôt que sur les chiffres et les objectifs. La contraception devenait un élément indispensable au cœur des initiatives visant à améliorer la santé et l’autonomie des femmes (Hardon, 2006). Si certains gouvernements ont conservé des objectifs d’augmentation ou de diminution de leur taux de fécondité, beaucoup privilégient désormais les mesures en faveur de la santé et des droits en matière de sexualité et de procréation. Toutefois, les vieilles habitudes ont la vie dure, de sorte que le vocabulaire et les outils d’antan continuent d’être utilisés, y compris dans des pays ayant désavoué les politiques du chiffre. Aujourd’hui encore, des mesures sont conçues et mises en œuvre pour convaincre les individus d’avoir plus ou moins d’enfants, en vertu de la conception figée d’un nombre idéal d’habitants. ÉTAT DE LA POPULATION MONDIALE 2023 33 CHAPTER 2CHAPITRE 2 Trop nombreux ? ÉTAT DE LA POPULATION MONDIALE 2023 35 mesures à prendre pour combattre ces problèmes, et notamment des politiques visant à encourager la consommation et la production durables ou à réduire les inégalités et la pauvreté. Il fait oublier la responsabilité qui incombe aux systèmes et aux sociétés de trouver des solutions à ces problèmes complexes et interdépendants tout en préservant les droits fondamentaux. De nombreuses difficultés bien réelles sont balayées par un verdict simpliste et nihiliste : si les catastrophes mondiales sont dues à une population trop nombreuse, il semble logique de penser qu’il faudrait réduire le nombre d’êtres humains, en laissant certaines personnes survivre et se reproduire, mais pas d’autres. L’histoire a maintes fois démontré que les craintes engendrées par ce discours fallacieux conduisent à des horreurs et à des politiques inhumaines (pour de « Trop » d’êtres humains. Cette formule, on l’entend tous les jours. Dans les propos des automobilistes coincés dans les embouteillages. Dans ceux des clients qui font la queue pour acheter des produits alimentaires, et des consommateurs d’informations sur le pillage des ressources naturelles et le réchauffement de la planète. De leur point de vue, avec 8 milliards d’êtres humains, le monde serait au bord de l’explosion. Ce constat d’une population « trop nombreuse » est un raccourci bien pratique et opportun pour passer outre la surcharge des infrastructures, la crise climatique, la disparition de la biodiversité, l’instabilité économique, la famine ou encore les menaces sécuritaires. Il détourne l’esprit du grand public des plus amples informations, voir la double page « Trop nombreux ou pas assez » aux pages 30-33). Et ce n’est pas le seul danger : en se demandant s’il faut réduire le nombre d’habitants de la planète et comment s’y prendre pour y parvenir, on risque aussi de passer totalement à côté des causes profondes à l’origine de nombreuses crises mondiales. Les inégalités, les violations des droits fondamentaux et l’absence de développement durable constituent les principaux facteurs des problèmes de santé, de la dégradation de l’environnement, de la pauvreté, de la famine et de toutes les tragédies si souvent imputées à la « surpopulation ». La formule « trop nombreux » décourage par ailleurs l’action politique, puisqu’elle invite les citoyens à déplorer une surpopulation perçue comme inévitable en s’imaginant qu’elle provoquera vraisemblablement des phénomènes de mortalité massive et des restrictions drastiques aux libertés humaines (Gerbrands, 2017). Ce sentiment sape l’optimisme dont les électeurs et les consommateurs auraient besoin pour exiger des pouvoirs publics, des industries, des systèmes de distribution et des promoteurs d’infrastructures qu’ils répondent franchement et efficacement aux défis urgents posés par la croissance démographique. Les discours alarmants concernant la « surpopulation » nous font également perdre de vue les progrès incontestables et décisifs qui ont été accomplis et les enseignements que l’on peut en tirer. Nous commençons à envisager la survie de l’humanité comme un problème plutôt qu’une réussite, et à réveiller d’éternels antagonismes (« nous » versus « eux ») au lieu de chercher un terrain d’entente et des solutions faisant appel à la solidarité et à l’innovation au service de l’intérêt collectif. Certes, les choix qui nous attendent seront complexes et ardus. Nous sommes en présence de véritables difficultés, de catastrophes bien réelles qu’il s’agit d’atténuer et d’éviter, et ces problèmes urgents qui menacent notre existence ne trouveront pas de solutions tant que nous les réduisons à une question de surpopulation. Le présent chapitre montre que la crainte d’une population « trop nombreuse » est en fait généralisée et insiste sur le fait que les vrais problèmes qui alimentent ces peurs ne peuvent pas être résolus par des tentatives de manipulation de l’effectif ou de la composition de la population. Il mettra en évidence plusieurs solutions ainsi que des pistes clairement définies et fondées sur des données factuelles pour construire un avenir meilleur. Malthusiens des temps modernes Les inquiétudes quant à la surpopulation, loin d’être un phénomène nouveau, ont été théorisées par T. R. Malthus, qui affirmait que la voracité de l’humanité était vouée à épuiser les ressources disponibles. Aujourd’hui, alors que l’incertitude règne, ces anciennes croyances reviennent sur le devant de la scène. Lorsque les alarmistes de la surpopulation évoquent les besoins de la planète, ils se gardent généralement bien de préciser qui, selon eux, se reproduirait « trop », mais pour une bonne partie de leur public, cette question implicite reste en suspens. L’idée selon laquelle une diminution de la population réduirait automatiquement les pressions exercées sur la planète et favoriserait la restauration écologique demeure tenace (Cafaro et al., 2022). Un groupe d’universitaires occidentaux estime ainsi que la population est « à l’origine de graves > Les discours alarmants concernant la « surpopulation » nous font également perdre de vue les progrès incontestables et décisifs qui ont été accomplis et les enseignements que l’on peut en tirer. _ _ _ ÉTAT DE LA POPULATION MONDIALE 2023 37 problèmes environnementaux à l’échelle mondiale, du changement climatique à l’extinction massive des espèces ». Sa solution : limiter le nombre d’êtres humains. L’argument avancé est le suivant : « des dizaines de millions d’enfants issus de familles trop nombreuses vont se coucher tous les soirs le ventre vide dans les régions en développement, où la croissance démographique galopante entraîne une exploitation irraisonnée de ressources hydriques, alimentaires et spatiales déjà limitées » (The Overpopulation Project, n. d.). Les tenants de cette philosophie accusent souvent la surpopulation d’être responsable de l’insécurité alimentaire, de la dégradation des sols, de la disparition de la biodiversité, de la pollution plastique, de l’accroissement des risques de pandémie, du surpeuplement, du chômage, de la détérioration des infrastructures, des problèmes de gouvernance et des conflits. Selon eux, il est nécessaire d’engager « des conversations difficiles au sujet de la croissance démographique » et de prendre également d’autres mesures politiques visant notamment à freiner la consommation afin d’éviter un « avenir épouvantable » (Bradshaw et al., 2021). Ces propositions gagnent peu à peu en popularité à travers le monde. Le célèbre présentateur et naturaliste David Attenborough a ainsi déclaré en 2020 que les êtres humains avaient envahi la planète, déclenchant d’innombrables réactions sur les réseaux sociaux (Manavis, 2020). Une étude des commentaires publiés sur Twitter révèle que la grande majorité partageait cet avis sur la surpopulation, les rares voix discordantes s’insérant dans le débat pour nier l’existence du changement climatique (Manavis, 2020). Toutefois, il n’existe étonnamment que peu d’éléments permettant d’établir une corrélation entre la démographie et la protection de l’environnement. Comme l’explique une experte, « aucun modèle factuel ne permet et n’a jamais permis de calculer ou de prédire correctement l’impact environnemental global lié uniquement à la taille de la population mondiale » (Sasser, 2018), un argument que reconnaissent même de nombreux défenseurs de la théorie de la surpopulation (Cafaro et al., 2022). La rhétorique sous-jacente n’est pas sans danger. Même lorsque les appels à limiter la reproduction humaine s’accompagnent de mises en garde sur le respect des droits fondamentaux (Crist et al., 2022), la logique prédominante cherche toujours à rejeter la responsabilité d’enrayer l’épuisement des ressources mondiales, la dégradation de l’environnement et le changement climatique sur les personnes déjà souvent privées de perspectives ; par ailleurs, celles-ci ont le moins contribué à ces problèmes compte tenu de leur faible niveau de consommation, et sont celles dont les droits sont les plus facilement remis en cause. Les femmes et les filles, en particulier, voient régulièrement leur corps considéré à la fois comme le problème à résoudre et comme la solution à la « surpopulation ». Comme l’explique la journaliste de CNN Eliza Anyangwe, « si l’on considère que le problème réside dans la croissance démographique, le contrôle démographique fait logiquement figure de solution. Il apparaît donc fatalement comme légitime que l’utérus des femmes soit pris pour cible par les politiques climatiques. Les droits des femmes à la contraception et à l’éducation sont alors instrumentalisés : ces outils censés favoriser l’égalité des genres et une plus grande liberté de choix pour les femmes sont détournés pour servir des priorités qui ne sont pas les leurs » (Anyangwe, 2021). En outre, les communautés marginalisées, notamment les populations des pays les moins avancés et les plus confrontées à la pauvreté et aux bouleversements, sont bien souvent les grandes perdantes de cette « solution » démographique qui ne dit pas son nom. Si l’on estime que le problème vient d’une croissance démographique trop rapide, on ne peut ignorer que les taux de fécondité et l’essor démographique les plus importants sont enregistrés dans les pays pauvres. Autrement dit, à l’échelle internationale, le « problème » de la croissance démographique est mis sur le dos des personnes pauvres d’Afrique subsaharienne et d’Asie, qui sont pourtant les moins responsables de la destruction de l’environnement 38 Trop nombreux ? mondial et du changement climatique (Bhatia et al., 2020). Ce phénomène s’observe également à l’échelle nationale : dans certains pays qui enregistrent un faible taux de fécondité, les communautés pauvres et marginalisées sont depuis longtemps accusées de se reproduire à outrance (Brooks, 2021). Néanmoins, selon les démographes, même une chute immédiate des taux de fécondité ne suffirait pas à empêcher la croissance démographique. « L’augmentation attendue de la population mondiale d’ici 2050 sera due pour deux tiers à la dynamique de la croissance passée, incarnée par la forte présence des jeunes dans la pyramide des âges de la population actuelle », précise l’édition 2022 des Perspectives de la population mondiale publiée > Les femmes et les filles‚ en particulier‚ voient régulièrement leur corps considéré à la fois comme le problème à résoudre et comme la solution à la « surpopulation ». _ _ _ 39 Aujourd’hui, environ une personne sur six à travers le monde est âgée de 15 à 24 ans, et cette tranche d’âge croît rapidement, en particulier en Afrique subsaharienne. Certains décideurs publics s’alarment de cette tendance, dans laquelle ils ne voient qu’un vecteur d’instabilité politique et de violence. Des stéréotypes néfastes persistants font des jeunes un problème à résoudre et une menace à circonscrire, selon Les absents de la paix, une étude indépendante des Nations Unies sur les jeunes, la paix et la sécurité (Simpson, 2018). Pourtant, loin d’être un problème, les jeunes du monde entier constituent de plus en plus souvent un élément de la solution� D’après l’étude des Nations Unies, les jeunes bousculent le statu quo dans de nombreux secteurs grâce à leur inventivité et à leurs « prises de position assumées ». Leur créativité transforme le monde de l’art et de la culture� Certains mouvements de jeunes défendent la diversité et les droits fondamentaux� Leur militantisme enthousiaste offre un antidote au désespoir. « Les combats des jeunes du monde entier suscitent aujourd’hui un élan sans précédent » témoigne Idil Üner qui, du haut de ses 24 ans, gère une initiative phare de l’Envoyé du Secrétaire général des Nations Unies pour la jeunesse destinée à rechercher des jeunes leaders exceptionnels dans le cadre des ODD. Partout, les jeunes font bouger les choses, même s’il est rare qu’ils participent directement aux prises de décisions politiques traditionnelles, explique-t-elle. Près de la moitié de la population mondiale a moins de 30 ans, et pourtant, l’âge moyen des dirigeants politiques s’établit à 62 ans (Envoyée du Secrétaire général des Nations Unies pour la jeunesse, 2022). Dans certains pays, l’âge minimum pour se porter candidat aux élections est de 40 ans. La plupart des lois sont donc promulguées par des gens qui n’ont absolument pas le même point de vue que les jeunes ayant grandi dans ce monde en constante évolution, marqué par les crises, façonné par Internet et abritant 8 milliards d’êtres humains. « Pour les générations qui nous ont précédés, le pouvoir était une prérogative exclusive. Une notion hiérarchique, bureaucratique, formelle et institutionnelle », précise Üner. « Mais pour la plupart des jeunes d’aujourd’hui, le pouvoir est associé à la transparence, et non au secret� Il doit être fluide, et non pas hiérarchique. Le pouvoir émane de la mobilisation��� À bien des égards, les jeunes préparent déjà leur propre avenir en réinventant l’organisation de nos systèmes et en revendiquant un véritable pouvoir, qu’ils partagent au sein de ces systèmes. » Cette position est notamment partagée par Gibson Kawago, entrepreneur de 24 ans, animateur radio et mentor auprès de la jeunesse tanzanienne : « Chaque jeune doit identifier un problème rencontré dans sa communauté et trouver un moyen de le résoudre. Pour nous, c’est le meilleur moyen d’imaginer des solutions pour l’avenir. » Les jeunes tracent de nouvelles perspectives REPORTAGE Trop nombreux ?40 À 14 ans, il a créé une batterie solaire pour aider les habitants de son village, non raccordés au réseau électrique. Plus tard, avec l’aide d’une pépinière d’entreprises, il a créé sa propre société, WAGA TANZANIA, qui recycle les batteries lithium-ion et fabrique des produits à piles durables et abordables� Depuis 2019, WAGA a recyclé plus de 3 100 batteries et créé 32 emplois, tout en protégeant l’environnement de matières dangereuses� Le dynamisme de Kawago et ses messages encourageants attirent par ailleurs quelque 12 millions d’auditeurs radio. Paul Ndhlovu est un autre jeune leader de 24 ans, qui jouit au Zimbabwe d’une influence démesurée. Au sein de Zvandiri (« Comme je suis » en langue locale), une organisation de pairs qui soutient les jeunes séropositifs, il a réalisé une centaine d’émissions de radio, touchant quelque 180 000 personnes sur une période de 10 mois. Ndhlovu se félicite des avancées politiques inspirées par son émission et par les activités de plaidoyer de l’organisation. Il insiste sur le fait que « tous ces progrès sont le fruit d’un effort collectif ». Ces différents témoignages donnent une idée de tout ce que les jeunes peuvent accomplir lorsque leur talent est reconnu et qu’ils prennent part aux processus décisionnels. « Au bout du compte, c’est avant tout sur nous que se répercutent les choix que nous faisons ou que nous ne faisons pas aujourd’hui », souligne Üner. « À bien des égards, les jeunes préparent déjà leur propre avenir en réinventant l’organisation de nos systèmes et en revendiquant un véritable pouvoir, qu’ils partagent au sein de ces systèmes. » Pour Idil Üner, les jeunes font bouger les choses, même s’il est rare qu’ils participent aux prises de décisions� Image publiée avec l’aimable autorisation d’Idil Üner. ÉTAT DE LA POPULATION MONDIALE 2023 41 par les Nations Unies (Département des affaires économiques et sociales des Nations Unies, 2022). « Cette croissance resterait inéluctable même si les naissances dans les pays qui affichent aujourd’hui une fécondité élevée diminuaient dès à présent pour avoisiner deux enfants par femme. Sachant que les hausses de population à venir jusqu’en 2050 seront essentiellement liées à une croissance passée, les nouvelles mesures que pourraient prendre les gouvernements pour réduire la fécondité ne parviendraient guère à ralentir cette évolution d’ici là. » Selon les prévisions, la fécondité globale devrait descendre à 2,1 enfants par femme d’ici 2050, un niveau considéré comme le seuil approximatif requis pour atteindre une croissance nulle dans un contexte de faible mortalité (pour en savoir plus sur les limites concernant ce seuil de 2,1 enfants par femme, voir la page 60). Se focaliser exclusivement sur le « problème » des taux de fécondité élevés éclipse en outre le fait que la croissance démographique s’explique en bonne partie par une baisse de la mortalité. L’espérance de vie à l’échelle mondiale a atteint 72,8 ans en 2019, soit presque neuf ans de plus qu’en 1990, et devrait s’élever à 77,2 ans d’ici 2050, même en tenant compte des effets de la pandémie de COVID-19 sur la mortalité (Département des affaires économiques et sociales des Nations Unies, 2022). Selon la Banque africaine de développement, le fait que la mortalité diminue plus vite que la natalité est l’un des principaux facteurs expliquant la croissance démographique en Afrique subsaharienne (Groupe de la Banque africaine de développement, 2014). En effet, même si les taux de mortalité demeurent beaucoup trop élevés dans la région, l’Afrique subsaharienne a connu de nettes avancées sur le plan de la santé humaine et de l’espérance de vie depuis la fin du colonialisme (voir la figure 4). Le groupe Survival, qui aide les peuples autochtones à faire valoir leurs droits fonciers, signale par ailleurs que l’Afrique est loin d’être aussi densément peuplée que le Royaume-Uni, par exemple, et qu’un Africain consomme en moyenne 40 fois > FIGURE 4 Comparaison du taux brut de mortalité (pour 1 000 personnes) en Afrique subsaharienne avec le taux brut de mortalité à l’échelle mondiale, 1960-2020 Source : Département des affaires économiques et sociales des Nations Unies, 2022. 5 10 15 20 25 1960 1980 2000 2020 Monde Afrique subsaharienne Ta ux d e m or ta lit é po ur 1 0 00 p er so nn es 42 Trop nombreux ? moins de nourriture, d’énergie et de biens de consommation qu’un habitant des États-Unis (Corry, n. d.). L’organisation s’est opposée à une campagne mondiale visant à transformer 30 % du territoire de la planète en « zones protégées », arguant qu’une telle initiative s’inscrirait dans une longue tradition coloniale consistant à déposséder les communautés autochtones de leurs terres, malgré de nombreuses données démontrant que ces populations assurent une gestion extrêmement durable des ressources naturelles (Maffi et Woodley, 2010 ; Pretty et al., 2009 ; Gadgil et al., 1993). > Quand l’extrémisme s’en mêle Au confluent de la mouvance fasciste, de l’écologisme et du suprémacisme blanc est née une version malsaine et inquiétante des théories dénonçant la surpopulation. En 2009, l’une des figures à l’origine de l’écofascisme, l’écrivain finlandais Pentti Linkola, appelait à un « élagage contrôlé » de la population humaine et critiquait la réduction de la mortalité infantile. Il préconisait le recours au génocide comme solution à la destruction de l’environnement et de la culture. Les ambitions mortifères de l’écofascisme ont engendré des fusillades meurtrières, notamment aux États-Unis et en Nouvelle-Zélande en 2020, pour ne donner que quelques exemples récents. Dans les deux cas, les tueurs avaient publié un manifeste faisant état de doléances environnementales et liées au suprémacisme blanc (Amend, 2020). Une analyse portant sur 22 partis européens d’extrême droite ayant siégé au Parlement européen entre mai 2014 et septembre 2019 a mis en évidence un discours relevant de l’« écofrontiérisme » (ecobordering), qui considère l’immigration comme une menace à l’environnement local ou national. Cette idéologie confère donc aux frontières un rôle de protection environnementale. L’écofrontiérisme présente les migrants, en particulier ceux qui ne sont pas blancs, comme des « hordes » sans aucune conscience écologique qui, ayant épuisé leurs propres ressources naturelles, menaceraient désormais leurs pays de destination, faute d’« attaches » ou d’« investissement » dans les régions qui les accueillent (Turner et Bailey, 2022). Aux États-Unis, les craintes liées aux immigrants non blancs alimentent la théorie complotiste raciste du « grand remplacement » (sur laquelle nous reviendrons plus en détail dans le chapitre 3), qui délaisse les références environnementales et appelle à des actions violentes immédiates. « L’Amérique, championne de l’assimilation, est selon moi comme un élastique sur lequel on a aujourd’hui trop tiré », avance le conseiller général d’un groupe de réflexion de l’État du Minnesota. « Disons que les migrants ne sont pas des personnes originaires de Norvège, mais des personnes très visibles » (Darby, 2019). ÉTAT DE LA POPULATION MONDIALE 2023 43 > FIGURE 5 Opinion des participants à l’enquête sur le taux de fécondité et la taille de la population dans les huit pays étudiés France France Hongrie Hongrie Nigéria Nigéria Brésil Brésil Égypte Égypte Inde Inde États-Unis États-Unis Japon JaponFrance France Hongrie Hongrie Nigéria Nigéria Brésil Brésil Égypte Égypte Inde Inde États-Unis États-Unis Japon Japon 20 % 40 % 60 % 80 % 100 % 20 % 40 % 60 % 80 % 100 % 20 % 40 % 60 % 80 % 100 % 20 % 40 % 60 % 80 % 100 % Niveau trop élevé Niveau trop faible Sans opinion Niveau raisonnable Taux de fécondité national Taux de fécondité mondial Population nationale Source : UNFPA/enquête YouGov, 2022. Population mondiale Le point de vue des citoyens À quel point la vision d’une population mondiale « trop nombreuse » ou d’un taux de fécondité « trop élevé » est-elle répandue ? Selon l’enquête représentative réalisée par YouGov auprès de 7 797 personnes dans huit pays, l’opinion prédominante considère que la population mondiale est aujourd’hui trop importante (figure 5). Dans six des huit pays étudiés (le Brésil, l’Égypte, la France, la Hongrie, l’Inde et le Nigéria), cet avis est partagé par plus de la moitié des répondants (entre 53 % et 76 %). Dans les deux pays restants (le Japon et les États-Unis), ce sentiment reste majoritaire, et concerne près de la moitié des personnes interrogées (respectivement 49 % et 47 %). De même, dans six pays sur les huit, la position la plus courante consiste à trouver le taux de fécondité mondial trop élevé. Bien entendu, cela ne signifie pas que les répondants estiment majoritairement que la planète est surpeuplée, ni qu’il faudrait infléchir les taux de fécondité pour résoudre ce problème. En fait, les personnes interrogées ont exprimé des opinions beaucoup plus nuancées sur l’effectif 44 Trop nombreux ? > FIGURE 5 Opinion des participants à l’enquête sur le taux de fécondité et la taille de la population dans les huit pays étudiés France France Hongrie Hongrie Nigéria Nigéria Brésil Brésil Égypte Égypte Inde Inde États-Unis États-Unis Japon JaponFrance France Hongrie Hongrie Nigéria Nigéria Brésil Brésil Égypte Égypte Inde Inde États-Unis États-Unis Japon Japon 20 % 40 % 60 % 80 % 100 % 20 % 40 % 60 % 80 % 100 % 20 % 40 % 60 % 80 % 100 % 20 % 40 % 60 % 80 % 100 % Niveau trop élevé Niveau trop faible Sans opinion Niveau raisonnable Taux de fécondité national Taux de fécondité mondial Population nationale Source : UNFPA/enquête YouGov, 2022. Population mondiale de la population dans leur propre pays. Au Brésil, en Égypte, en Inde et au Nigéria, la plupart trouvent leur pays trop peuplé et leur taux de fécondité national trop élevé. Aux États-Unis, en France, en Hongrie et au Japon, le nombre d’habitants à l’échelle nationale est plutôt considéré comme « relativement raisonnable », quoiqu’aux États-Unis, cette appréciation recueille à peine plus d’adhésion que celle faisant état d’une population trop nombreuse. En France et aux États-Unis, le taux de fécondité national est généralement jugé raisonnable, tandis qu’en Hongrie et au Japon, plus de la moitié des adultes le trouvent trop faible. Certaines de ces opinions ne sont guère surprenantes. Ainsi, les quatre pays qui trouvent leur population trop nombreuse ont effectivement enregistré un essor démographique spectaculaire, leur nombre d’habitants ayant plus que quadruplé depuis 1950. Cependant, l’enquête montre aussi que les préoccupations liées à la population ne peuvent se réduire à des explications simples ou à des facteurs uniques ; et pour cause, elles varient en fonction du contexte. Notons que dans cinq des huit pays (le Brésil, les États-Unis, la France, la Hongrie et le Japon), les personnes interrogées s’inquiètent davantage de « l’ampleur » de la population mondiale que de celle de leur propre pays. Ce constat est particulièrement frappant en Hongrie et au Japon. Dans deux pays, l’Inde et le Nigéria, les répondants sont plus préoccupés par « l’ampleur » de leur population nationale que par celle de la population mondiale, et en Égypte, ils se soucient de l’une comme de l’autre à parts égales. Interrogés sur l’impact que pourrait avoir un taux de fécondité mondial ou national plus élevé, les répondants des États-Unis, de la France, de la Hongrie et du Japon (tous membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques, ou OCDE) considèrent majoritairement qu’une hausse du taux de fécondité mondial serait plus néfaste qu’une hausse du taux de fécondité national. > La stérilisation forcée Le fait de stériliser une personne sans son consentement plein, libre et éclairé est considéré par nombre d’instances internationales, régionales et nationales de défense des droits fondamentaux comme une pratique contrainte, coercitive et/ou forcée, et comme une violation de plusieurs droits fondamentaux de la personne, notamment le droit à la santé, le droit au respect de la vie privée, le droit à l’information, le droit à décider du nombre d’enfants souhaités et de l’espacement des naissances, le droit à fonder une famille et le droit à ne pas subir de discrimination (HCDH et al., 2014). De nombreux organismes de défense des droits fondamentaux reconnaissent en outre que la stérilisation forcée enfreint le droit à ne pas être soumis à la torture ni à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (Statut de Rome, article 7). ÉTAT DE LA POPULATION MONDIALE 2023 45 Les répondants ont également été invités à faire part de leurs trois principales inquiétudes (parmi 20 propositions) concernant l’évolution de la population de leur pays. Après une classification des 20 propositions en huit thématiques, environ deux tiers des adultes, voire plus, mentionnent différents problèmes économiques comme étant leur principale préoccupation dans ce domaine (figure 6). Les problèmes environnementaux arrivent en deuxième position dans tous les pays à l’exception de la Hongrie (où ils sont devancés par la question de la santé et des droits en matière de sexualité et de procréation). Les politiques relatives à la santé et aux droits en matière de sexualité et de procréation et aux droits fondamentaux occupent généralement la troisième place du classement, et la quatrième place revient aux préoccupations concernant la culture, l’impact de la diversité ethnique et le racisme (voir la note technique page 173). Les résultats d’une enquête d’opinion portant sur huit pays ne sauraient être généralisés à l’ensemble de la planète. Cependant, les réponses témoignent d’une anxiété démographique bien réelle, et même courante dans les pays examinés. Elles montrent que les problèmes environnementaux font effectivement partie des principales causes de cette anxiété, ce qui rend peut-être les gens plus réceptifs à l’idée que les humains seraient « trop nombreux », à moins qu’à l’inverse leur opinion soit influencée par les discours > FIGURE 6 Source : UNFPA/enquête YouGov, 2022. Remarque : Les répondants ayant eu la possibilité de mentionner leurs trois préoccupations principales à partir d’une liste de 20 propositions (auxquelles il faut ajouter les options « Sans opinion » et « Aucune de ces propositions »), la somme des différentes proportions est supérieure à 100 %. Les auteurs de l’enquête les ont classées en huit grandes catégories, représentées ci-dessus. Pour de plus amples informations, consultez www.unfpa.org/swp2023/YouGovData. Inquiétudes concernant les problèmes liés à l’évolution de la population dans les huit pays étudiés 77 % 41 % 20 % 22 % 19 % Brésil 60 % 34 % 31 % 19 % 17 % Égypte 66 % 48 % 15 % 36 % 31 % France 63 % 46 % 30 % 20 % Inde 62 % 47 % 17 % 31 % 15 % Japon 80 % 55 % 40 % 20 % 26 % Nigéria 66 % 42 % 30 % 27 % 21 % États-Unis Problèmes économiques Problèmes environnementaux Santé et droits en matière de sexualité et de procréation et droits fondamentaux Culture, diversité ethnique, racisme Conflits et tensions Bidonvilles et étalement urbain Déclin démographique Autre/sans opinion 77 % 28 % 33 % 21 % 23 % 22 % Hongrie 46 Trop nombreux ? alarmistes sur une prétendue « surpopulation ». Les résultats révèlent également que les citoyens n’ont pas du tout la même perception du nombre d’habitants et du taux de fécondité de leur propre pays et de ceux enregistrés à l’échelle mondiale. On observe par ailleurs une très grande diversité quant à leurs principaux sujets de préoccupation. L’un des enseignements à retenir, c’est qu’il serait nécessaire d’étudier plus en détail les inquiétudes des citoyens et de mieux communiquer sur les questions démographiques afin de dissiper leurs craintes. Notons également que les gens peuvent avoir et ont souvent une opinion complexe et nuancée au sujet de la population, et que les discours simplistes sur la surpopulation leur portent préjudice. La santé et les droits en matière de sexualité et de procréation (et les droits fondamentaux de manière générale) arrivent en effet au premier rang des préoccupations de nombreuses personnes lorsqu’il est question des enjeux démographiques, et ces droits pourraient et devraient par conséquent occuper une place centrale dans ces discussions. Le point de vue des décideurs politiques Les onzième et douzième éditions de l’enquête sur la population et le développement menée par les Nations Unies auprès des gouvernements (2015 et 2019) invitent ces derniers à faire part de leurs politiques concernant le taux de fécondité du pays : avaient-ils pour ambition de « l’augmenter », de « le maintenir au niveau actuel », de « le réduire », ou n’avaient-ils « aucune politique officielle » en la matière ? Malgré la crainte répandue d’un phénomène de « surpopulation », les pays les plus aisés, c’est-à-dire présentant le revenu net ajusté par habitant (revenu national brut moins consommation de capital fixe et épuisement des ressources naturelles) et le revenu national brut par habitant les plus élevés, indiquent généralement ne pas être dotés de politiques visant à influencer de quelque manière que ce soit les taux de fécondité (figure 7). Les pays qui manifestent leur intention d’augmenter la fécondité à l’échelle nationale se situent collectivement au deuxième rang en termes de richesse. Ces deux groupes de pays (ceux non dotés de politiques visant à influencer la fécondité et ceux qui souhaitent l’augmenter) ont un très fort impact environnemental, un indicateur calculé selon les émissions de dioxyde de carbone par habitant, l’empreinte matérielle par habitant et les émissions de dioxyde de carbone par habitant ajustées en fonction de la consommation (figure 8). > FIGURE 6 Source : UNFPA/enquête YouGov, 2022. Remarque : Les répondants ayant eu la possibilité de mentionner leurs trois préoccupations principales à partir d’une liste de 20 propositions (auxquelles il faut ajouter les options « Sans opinion » et « Aucune de ces propositions »), la somme des différentes proportions est supérieure à 100 %. Les auteurs de l’enquête les ont classées en huit grandes catégories, représentées ci-dessus. Pour de plus amples informations, consultez www.unfpa.org/swp2023/YouGovData. Inquiétudes concernant les problèmes liés à l’évolution de la population dans les huit pays étudiés 77 % 41 % 20 % 22 % 19 % Brésil 60 % 34 % 31 % 19 % 17 % Égypte 66 % 48 % 15 % 36 % 31 % France 63 % 46 % 30 % 20 % Inde 62 % 47 % 17 % 31 % 15 % Japon 80 % 55 % 40 % 20 % 26 % Nigéria 66 % 42 % 30 % 27 % 21 % États-Unis Problèmes économiques Problèmes environnementaux Santé et droits en matière de sexualité et de procréation et droits fondamentaux Culture, diversité ethnique, racisme Conflits et tensions Bidonvilles et étalement urbain Déclin démographique Autre/sans opinion 77 % 28 % 33 % 21 % 23 % 22 % Hongrie > FIGURE 7 Lien entre les politiques sur la fécondité et le revenu national net par habitant Source : Enquête sur la population et le développement menée par les Nations Unies auprès des gouvernements, 2019 et 2015. 5 000 10 000 15 000 20 000 25 000 Diminution Stabilisation Politique en matière de fécondité Augmentation Aucune politique Re ve nu n et p ar h ab it an t ÉTAT DE LA POPULATION MONDIALE 2023 47 Autrement dit, les pays les plus riches et les plus consommateurs ne prennent pas position sur leur propre taux de fécondité, ou bien cherchent activement à l’accroître. Cette tendance se confirme lorsque l’on s’intéresse au taux de fécondité réellement enregistré par ces pays plutôt qu’aux intentions politiques annoncées par leur gouvernement. Les pays n’ont pas été invités à donner leur avis sur la taille de la population mondiale dans le cadre de l’enquête des Nations Unies. Sans ces données, les politiques sur la fécondité que nous venons d’évoquer peuvent être interprétées de deux manières possibles : soit les pays qui affichent un niveau élevé de développement et de prospérité ne se soucient guère de la « surpopulation », soit ils s’en préoccupent, mais sans remettre en question la manière dont leur propre pays y contribue. Dans les pays qui enregistrent les taux de fécondité les plus élevés, les gouvernements montrent de leur côté une certaine inquiétude à l’égard de la croissance démographique. Dans le cadre de l’enquête des Nations Unies, ils indiquent massivement leur intention de recourir à des mesures de réduction de la natalité. Compte tenu de la situation de ces pays, il est probable que ces politiques de réduction des naissances répondent essentiellement à leur crainte de ne pas avoir les moyens de réaliser les investissements > FIGURE 8 Corrélation entre le taux de fécondité total, les politiques sur la fécondité, les émissions de dioxyde de carbone par habitant ajustées en fonction de la consommation, et la taille de la population Ta ux d e fé co nd it é to ta l Émissions de CO2 par habitant (en tonnes) Diminution Stabilisation Aucune politique Non-participation à l’enquête Augmentation 1 2 3 4 5 6 7 0 5 10 15 20 25 30 35 40 45 La zone en vert représente des émissions de CO2 par habitant inférieures ou égales à 3 tonnes. D’aucuns estiment qu’une consommation durable requiert que le taux d’émission par habitant reste à l’intérieur de cette fourchette. Le diamètre des points est proportionnel à la taille de la population. Les pays affichant les taux de fécondité les plus élevés sont en général ceux qui émettent le moins de dioxyde de carbone par habitant. Source : Enquête sur la population et le développement menée par les Nations Unies auprès des gouvernements, 2019 et 2015. > FIGURE 9 Ta ux d e fé co nd it é to ta l Naissances pour 1 000 adolescentes Taux de natalité chez les adolescentes Ans Espérance de vie pour les femmes Ans Espérance de vie en bonne santé pour les femmes Décès pour 100 000 naissances vivantes Taux de mortalité maternelle Diminution Stabilisation Aucune politique Non-participation à l’enquête Augmentation 1 2 3 4 5 6 7 8 0 50 100 150 200 1 2 3 4 5 6 7 8 40 50 60 70 80 90 1 2 3 4 5 6 7 8 40 50 60 70 80 90 1 2 3 4 5 6 7 8 0 500 1 000 1 500 Corrélation entre le taux de fécondité total, les politiques sur la fécondité et d’autres indicateurs de développement Pour de plus amples informations sur l’espérance de vie, notamment l’espérance de vie en bonne santé, voir la note technique à la page 174. Source : Enquête sur la population et le développement menée par les Nations Unies auprès des gouvernements, 2019 et 2015. 48 Trop nombreux ? > FIGURE 8 Corrélation entre le taux de fécondité total, les politiques sur la fécondité, les émissions de dioxyde de carbone par habitant ajustées en fonction de la consommation, et la taille de la population Ta ux d e fé co nd it é to ta l Émissions de CO2 par habitant (en tonnes) Diminution Stabilisation Aucune politique Non-participation à l’enquête Augmentation 1 2 3 4 5 6 7 0 5 10 15 20 25 30 35 40 45 La zone en vert représente des émissions de CO2 par habitant inférieures ou égales à 3 tonnes. D’aucuns estiment qu’une consommation durable requiert que le taux d’émission par habitant reste à l’intérieur de cette fourchette. Le diamètre des points est proportionnel à la taille de la population. Les pays affichant les taux de fécondité les plus élevés sont en général ceux qui émettent le moins de dioxyde de carbone par habitant. Source : Enquête sur la population et le développement menée par les Nations Unies auprès des gouvernements, 2019 et 2015. nécessaires dans les secteurs de l’éducation, de la santé et des services sociaux pour améliorer le bien-être et la prospérité économique en général. Dans ces pays, les taux de fécondité élevés sont fortement corrélés à une espérance de vie réduite pour les femmes (figure 9). Bon nombre des facteurs à l’origine de ce phénomène sont directement liés aux soins de santé reproductive : dans les pays dotés de systèmes de santé moins performants, les habitants rencontrent davantage d’obstacles (notamment financiers et logistiques) pour accéder aux services de contraception et aux informations dans ce domaine, et sont davantage exposés aux grossesses non intentionnelles et à la mortalité des mères, des nouveau-nés et des enfants de moins de 5 ans (Starrs et al., 2018). > FIGURE 9 Ta ux d e fé co nd it é to ta l Naissances pour 1 000 adolescentes Taux de natalité chez les adolescentes Ans Espérance de vie pour les femmes Ans Espérance de vie en bonne santé pour les femmes Décès pour 100 000 naissances vivantes Taux de mortalité maternelle Diminution Stabilisation Aucune politique Non-participation à l’enquête Augmentation 1 2 3 4 5 6 7 8 0 50 100 150 200 1 2 3 4 5 6 7 8 40 50 60 70 80 90 1 2 3 4 5 6 7 8 40 50 60 70 80 90 1 2 3 4 5 6 7 8 0 500 1 000 1 500 Corrélation entre le taux de fécondité total, les politiques sur la fécondité et d’autres indicateurs de développement Pour de plus amples informations sur l’espérance de vie, notamment l’espérance de vie en bonne santé, voir la note technique à la page 174. Source : Enquête sur la population et le développement menée par les Nations Unies auprès des gouvernements, 2019 et 2015. > Les pays les plus riches et les plus consommateurs ne prennent pas position sur leur propre taux de fécondité‚ ou bien cherchent activement à l’accroître. _ _ _ ÉTAT DE LA POPULATION MONDIALE 2023 49 Le lien de réciprocité entre les taux de fécondité et de mortalité est particulièrement évident dans les environnements à forte fécondité : on observe en effet une très forte corrélation entre un taux de fécondité élevé et des taux élevés de mortalité maternelle et de natalité chez les adolescentes (ces dernières comportant également un risque accru d’infirmité ou de décès maternels), et à l’inverse, une plus forte mortalité générale peut inciter les familles à faire plus d’enfants. Une personne interrogée dans le cadre d’une enquête sur la contraception au Kenya explique cette motivation : « Les jeunes hommes disent vouloir d’abord beaucoup d’enfants, avant de recourir [à la planification familiale]. Ils ne veulent pas prendre le risque de s’arrêter à deux enfants, au cas où ces derniers viendraient à décéder » (National Council for Population and Development [NCPD], 2014). Le rapport 2021 sur les politiques démographiques mondiales révèle que 69 pays ont adopté des politiques destinées à réduire la fécondité, et qu’un peu plus de la moitié se situent en Afrique subsaharienne (Département des affaires économiques et sociales des Nations Unies, 2021). Selon le rapport, ces pays considèrent qu’augmenter l’âge du mariage ou de l’établissement d’une union, augmenter l’âge de la mère au premier enfant et accroître l’intervalle entre deux accouchements successifs constituent « des moyens efficaces d’améliorer la santé sexuelle et reproductive et de réduire les taux de fécondité ». Toutes ces mesures et initiatives de développement méritent d’être saluées ; on sait en effet qu’elles sont bénéfiques pour la santé, les droits et l’autonomisation des femmes et des filles, et que leur intérêt dépasse largement les retombées qu’elles peuvent avoir sur les taux de fécondité nationaux. Elles peuvent néanmoins être source de problèmes si elles sont associées à un objectif de fécondité, que celui-ci figure explicitement dans les politiques concernées ou qu’il soit interprété ainsi par les élus locaux ou les prestataires de services, plutôt que spécifiquement destinées à faire valoir les droits des individus en matière de sexualité et de procréation. Quand les droits et la liberté de choix passent au second plan Critiquer l’exagération et l’alarmisme qui entourent généralement les craintes liées à la surpopulation ne doit pas nous empêcher de prendre au sérieux les préoccupations liées à la croissance démographique ou à une fécondité élevée. Bon nombre de ces inquiétudes sont tout à fait fondées, notamment celles qui concernent les répercussions de la croissance démographique si celle-ci ne s’accompagne pas d’investissements en faveur du développement durable et de progrès sur le plan du bien-être humain. La planification familiale peut contribuer à résoudre ces problèmes et à réduire la fécondité, de façon à réaliser « un dividende démographique en réduisant le taux de dépendance, en renforçant la participation des femmes au marché du travail rémunéré et en favorisant des investissements accrus dans le capital humain et physique » (Liu et Raftery, 2020). Ce paradigme est connu depuis des dizaines d’années. En réalité, ceux qui s’inquiètent de la « surpopulation » et les militants des droits reproductifs et fondamentaux poursuivent à bien des égards des objectifs similaires. Ces deux groupes réclament un accès bien plus important à des informations et des services de contraception de qualité. Tous deux appellent à investir dans l’éducation des filles et l’autonomisation économique des femmes. Tous deux mettent en avant les avancées dont bénéficient les pays et les sociétés en matière de développement lorsque les habitants peuvent planifier leur famille de façon responsable, avoir accès à l’éducation et investir pour leurs enfants. Tous deux font également valoir les importants progrès que l’on peut observer sur le plan du développement dans les années qui suivent une baisse de la fécondité (Mayhew et al., 2020 ; Janetos et al., 2012). Le point de divergence entre ces deux camps se situe au niveau de la prise de décisions. À qui reviennent le pouvoir de décision et la liberté de choix en matière de procréation ? Le seul moyen de répondre à cette question serait de demander à chaque personne ce 50 Trop nombreux ? qu’elle souhaite. La crainte de la surpopulation peut faire émerger des propositions visant à maîtriser les populations humaines, voire à les contrôler (Cafaro, 2012), ce qui, dans le pire des cas, peut aboutir à des politiques démographiques contraignantes et autoritaires. Même sans aller jusqu’aux pratiques les plus coercitives, l’idée selon laquelle les populations peuvent ou devraient être calibrées par des experts conduit à l’adoption d’une approche « non contraignante » fondée sur la persuasion et les incitations, parfois qualifiée de « contrôle démographique non coercitif » (Cafaro, 2012). L’objectif est de vanter « les avantages d’une famille moins nombreuse » et de convaincre les citoyens « que la diminution de la population contribue à garantir les meilleures conditions de vie possible aux générations futures, partout sur la planète » (The Population Dimension, 2021). Cette façon d’encourager la planification familiale en faisant passer au second plan le libre arbitre en matière de procréation risque malheureusement de compromettre l’acceptation de la contraception et la défense des droits dans ce domaine (Nandagiri, 2021 ; Senderowicz, 2020). Les groupes marginalisés, en particulier dans les pays en développement bénéficiaires de financements destinés à des programmes de planification familiale, craignent depuis longtemps que la contraception leur soit imposée par des acteurs gouvernementaux aux intentions malveillantes. Ils établissent en effet un lien entre les politiques d’eugénisme menées par le passé (Thorburn et Bogart, 2005), le colonialisme (Kaler, 2003), les génocides et les initiatives modernes de santé reproductive. « Si un programme de planification familiale est trop identifié à des donateurs étrangers, cela peut conduire à des accusations de visées génocidaires », alertait en 2012 une publication destinée à des responsables de la mise en œuvre de programmes (Bongaarts et al., 2012). La peur d’une planification familiale forcée et dictée par des acteurs étrangers est encore exprimée au sein des communautés (Mwaisaka et al., 2020 ; Thorburn et Bogart, 2005), par des universitaires (Bendix et al., 2020 ; Wison, 2018), et même par certains chefs d’État (Anon, 2022 ; Yeginsu, 2014). Elle est exacerbée lorsque les décideurs politiques de pays plus riches présentent les programmes de planification familiale comme un moyen de régler les problèmes liés à une fécondité et à une croissance démographique jugées « excessives » dans d’autres pays. Le représentant d’un pays européen a ainsi précisé que l’aide en faveur des programmes de planification familiale permettrait non seulement d’améliorer l’autonomie et la santé des femmes et des filles, mais aussi de réduire la croissance démographique en Afrique, et par conséquent les pressions migratoires en Europe (BBC, 2017 ; ReliefWeb, 2017). Ce dernier objectif a été largement relayé par les médias (BBC, 2017 ; Bergin, 2017), car il rappelait de vieilles théories prétendant que la planification familiale était un outil utilisé par le « lobby du contrôle démographique » pour imposer des valeurs occidentales à des communautés non occidentales (BBC, 2017 ; Pearce, 1994). ÉTAT DE LA POPULATION MONDIALE 2023 51 Les programmes de planification familiale, qu’ils aient une envergure nationale ou internationale, sont encore souvent évalués à l’aune de leur capacité à accroître le recours à la contraception et à réduire la fécondité. Même s’ils s’inscrivent dans une logique de défense des droits et d’autonomisation, cela n’exclut pas les risques de coercition si des administrateurs, des prestataires de service ou d’autres acteurs pensent que la finalité consiste à orienter les choix des individus. Selon des études consacrées à la fourniture de contraceptifs dans les pays à faible revenu, les femmes sont parfois confrontées à des conseils tendancieux ou autoritaires, à de la désinformation et à un choix limité de moyens de contraception ; certains prestataires refusent de leur donner accès à certaines méthodes ou de retirer leur implant contraceptif, et d’autres leur fournissent des contraceptifs de longue durée sans leur consentement (Senderowicz et Kolenda, 2022 ; Tumlinson et al., 2022 ; Senderowicz, 2019). Les objectifs relatifs à la planification familiale peuvent également occulter des mesures discriminatoires fondées ou non sur le genre. En Inde, certains États ont proposé en 2021 une politique des deux enfants qui prévoyait notamment des incitations à la stérilisation, mais aussi des sanctions en cas de dépassement du nombre d’enfants autorisés, notamment l’interdiction d’exercer certains emplois gouvernementaux, de se présenter aux élections locales ou de bénéficier d’aides sociales (Nagabhushana et Sarkar, 2022 ; Ellis-Petersen, 2021 ; Gouvernement de l’État d’Assam, Santé et protection des familles, 2017). Selon les commentateurs, l’application de ces politiques aurait des effets préjudiciables, parmi lesquels : « avortements sélectifs en fonction du sexe du fœtus, préférence pour les garçons, refus de reconnaître la paternité des filles, détermination prénatale du sexe et violence à l’égard des femmes ayant donné naissance à des filles » (Mishra et Paul, 2022). D’autres observateurs estiment que cette mesure exacerbe la vulnérabilité des plus fragiles (Tyagi, 2021) et des communautés religieuses enregistrant des taux de natalité élevés (Rao, 2022 ; Dash, 2021 ; Ghosh, 2021). Soulignant son opposition à une planification familiale coercitive, le Gouvernement a déclaré à différentes occasions, notamment devant le Parlement, qu’il ne soutenait pas cette approche, au motif qu’elle serait « contreproductive » (Gouvernement indien, 2021). En 2012, des médecins d’Ouzbékistan ont pris position contre le recours à la stérilisation pour réduire la taille de la population, et dénoncé des méthodes consistant à convaincre les patients pauvres qu’ils ne pouvaient pas se permettre d’avoir d’autres enfants (Holt, 2012). Aucune de ces dérives ne remet en cause l’importance des programmes de planification familiale volontaire, qui ont joué un rôle essentiel dans de nombreuses avancées en matière de santé et de droits ces dernières décennies. Ces programmes ont en effet réduit la mortalité maternelle, empêchant quelque 150 000 décès maternels rien que l’an dernier (FP2030, 2022), et ils sont étroitement liés à une diminution du nombre de grossesses chez les adolescentes (UNFPA, 2020) ainsi qu’à une amélioration du niveau d’études (Stevenson et al., 2021). La baisse de la fécondité, notamment dans les pays où elle était auparavant élevée, signifie surtout que les citoyens sont plus nombreux à avoir les moyens et la possibilité d’exercer leurs droits et leur liberté de choix. Les avantages économiques et les avancées en matière de développement constituent aussi des raisons valables de soutenir ces initiatives, et peuvent même s’avérer un argument plus convaincant que les seuls droits fondamentaux auprès des donateurs ou des dirigeants. Toutefois, s’il est vrai que les programmes de planification familiale engendrent des retombées économiques et contribuent au développement de façon significative et louable, ces avantages ne doivent pas prendre le pas sur leur objectif essentiel : donner aux femmes et aux filles les moyens de faire des choix concernant leur corps et leur avenir. On sait d’expérience que lorsque les contraceptifs sont considérés comme des outils au service d’une autre finalité que la santé et l’autonomisation des individus, les femmes et les filles sont exposées à des conséquences néfastes. Aux États-Unis, dans les années 1960, la crainte d’un « génocide des Noirs » a 52 Trop nombreux ? confrontées à des problèmes d’infertilité (groupe de travail de la Société européenne de reproduction humaine et d’embryologie sur l’éthique et le droit, 2009), ce qui les prive de la possibilité de réaliser leurs ambitions en matière de procréation (pour de plus amples informations, voir la page 137). Mettre les individus au centre des débats Les liens entre la situation économique et la population ont toujours fait débat (Sinding, 2009), la croissance démographique étant tour à tour considérée comme un avantage pour la croissance économique, ou au contraire comme un obstacle, voire comme un élément sans aucune influence dans ce domaine (Fox et Dyson, 2015). Il semblerait que cette position ait évolué selon le contexte, et que la bonne santé de l’économie mondiale au milieu du siècle dernier ait fait oublier les conséquences négatives d’une forte croissance démographique. Si les études actuelles montrent globalement que les transitions démographiques (passage d’une fécondité élevée à une faible fécondité) constituent une excellente occasion de favoriser l’économie et le développement grâce à ce qu’on appelle le « dividende démographique » (UNFPA, 2018 ; Lee et Mason, 2006 ; Bloom et Williamson, 1998), l’élément central de ces retombées n’est pas mécanique, mais humain. Les programmes de planification familiale doivent s’accompagner d’autres avancées sur le plan du bien-être humain, notamment une égalité accrue, un essor de l’éducation et des emplois plus stables, pour avoir le plus d’impact possible (Fletcher et al., 2014) et s’inscrire dans une tendance de progrès mondiaux. Si rien n’est fait pour améliorer le statut précaire des femmes et des filles à travers le monde, la planification familiale, à elle seule, n’aura probablement qu’un effet limité sur le développement économique et social au sens large. Des progrès spectaculaires ont été réalisés dans le monde entier pour améliorer la disponibilité des conduit certains leaders hommes d’une communauté à rejeter les services de contraception financés par le Gouvernement, une décision à laquelle se sont vigoureusement opposées les femmes de la communauté en question (Caron, 1998). De même, les contraceptifs injectables ont été interdits après la décolonisation au Zimbabwe, en partie en raison de leur lien avec les stratégies coloniales de contrôle démographique, et ce malgré une grande popularité de cette méthode auprès des femmes, qui y voyaient souvent un moyen de maîtriser leur fécondité sans aucune ingérence de la part de leur partenaire ou de leurs proches (Kaler, 1998). Aux États-Unis, les défenseurs des droits en matière de procréation avertissent d’ailleurs qu’une promotion trop zélée et ciblée des contraceptifs réversibles de longue durée risque paradoxalement de réduire la liberté de choix des femmes les plus marginalisées (Gomez et Wapman, 2017 ; Gomez et al., 2014). Les hommes opposés à la contraception considèrent souvent que celle-ci affaiblit leur autorité sur la sexualité et la fécondité de leur partenaire (Kabagenyi et al., 2014 ; NCPD, 2014). Les dernières données communiquées par 68 pays au titre des ODD révèlent qu’à peine 56 % des femmes en couple sont en mesure de prendre des décisions en matière de soins de santé, de contraception ou de sexualité (UNFPA, 2023). Compte tenu de cette faible autonomie corporelle, les programmes de planification familiale doivent veiller à ce que le pouvoir de prendre des décisions concernant le corps des femmes ne soit pas retiré à leur partenaire uniquement pour être confié à l’État ou inversement. En outre, il est important de prendre conscience que la planification familiale ne se limite pas aux services de contraception et aux informations en la matière : elle peut également accompagner les personnes ayant un désir de grossesse, une aspiration qui n’est en rien moins légitime dans les pays à fécondité élevée. Les chercheurs observent d’ailleurs depuis longtemps que dans les pays en développement à forte fécondité, de nombreuses personnes sont paradoxalement ÉTAT DE LA POPULATION MONDIALE 2023 53 services de contraception et des informations en la matière. La méconnaissance des méthodes contraceptives, qui était la raison la plus souvent invoquée pour expliquer le non-recours à la contraception dans les années 1980, fait désormais partie des raisons les moins souvent citées, ce qui est très encourageant (Sedgh et al., 2016). Néanmoins, une étude révèle qu’en 2023, 41 % des femmes n’utilisent pas de contraception moderne (Département des affaires économiques et sociales des Nations Unies, 2022c), ce qui montre bien l’importance d’instaurer des environnements qui permettent aux femmes de concrétiser leurs ambitions en matière de procréation. Pour cela, il ne suffit pas de distribuer des produits contraceptifs ; il faut également mettre en place une éducation complète à la sexualité (assortie d’informations sur les droits fondamentaux et l’égalité des genres), assurer des services de santé qui tiennent compte des questions de genre et proposent une offre contraceptive la plus large possible, et surtout, améliorer l’égalité des genres de manière générale afin de contrer l’opposition à la contraception alimentée par des normes patriarcales. Des raisons d’espérer En cette période d’angoisse et d’incertitude, les questions démographiques s’imposent dans le débat public. Mais nous devons trouver de nouvelles manières d’aborder ces enjeux pour nous défaire de nos préjugés actuels et éviter de perpétuer les idées fausses et les normes discriminantes. Malthus lui-même en est un bon exemple. Il a pronostiqué que l’accroissement de la population épuiserait les ressources alimentaires, sans prévoir que la productivité agricole augmenterait si rapidement, empêchant finalement sa prophétie de se réaliser (Ojeda et al., 2020). Malthus a également négligé la question essentielle des inégalités et des disparités concernant la consommation des ressources, pourtant au cœur des crises telles que les famines ou l’urgence climatique à laquelle nous faisons face aujourd’hui. En définitive, la rhétorique de la surpopulation risque de renforcer, même involontairement, de vieilles croyances sur la supposée valeur ou absence de valeur de certaines catégories de personnes. De plus, elle fait l’impasse sur les questions plus vastes du libre arbitre, de l’autonomie, des droits ou de la justice qui entourent les deux principaux enjeux démographiques, à savoir la procréation et les migrations (le sujet des migrations sera abordé dans le chapitre 3). Contrairement aux déclarations alarmistes faisant état d’une explosion de la population, les tendances démographiques montrent un ralentissement de la croissance et un vieillissement des sociétés partout dans le monde (voir le chapitre 3). À eux seuls, huit pays contribueront pour moitié à la croissance attendue de la population mondiale d’ici 2050 (l’Égypte, l’Éthiopie, l’Inde, le Nigéria, le Pakistan, les Philippines, la République démocratique du Congo et la République-Unie de Tanzanie), alors que deux tiers des habitants de la planète vivent aujourd’hui dans un pays où le taux de fécondité correspond à une croissance nulle. La Banque mondiale, en évoquant ces tendances, précise que « la démographie n’est pas forcément vouée à nous conduire à la catastrophe ». Dans les pays en pleine transition démographique (qui connaissent une baisse de la fécondité, un allongement de l’espérance de vie et une augmentation de la main-d’œuvre), investir dans le capital humain peut engendrer un dividende démographique, qui se traduirait à la fois par une hausse de la productivité économique, mais aussi par une amélioration de la santé, de l’éducation et de l’autonomie, autant de facteurs qui sont également corrélés à la diminution des taux de fécondité (Gorvett, 2022 ; Canning et al., 2015). D’autres données montrent qu’un capital humain plus élevé permet de contrebalancer les impacts environnementaux tout en améliorant la productivité et la croissance économique. Une étude montre par 54 Trop nombreux ? exemple qu’en Chine, l’afflux régulier de nouveaux habitants dans les zones urbaines a intensifié les pressions sur l’environnement, mais a en parallèle augmenté le niveau d’études, ce qui a modéré les répercussions négatives (Ahmed et al., 2020). L’urbanisation jouant un rôle décisif dans la croissance économique, l’étude suggère de ne pas l’endiguer, mais plutôt de mettre la durabilité urbaine au cœur des politiques environnementales. Une telle stratégie exige des politiques d’urbanisme, des investissements bien orchestrés dans les industries vertes et les emplois écologiques, et une formation de la main-d’œuvre afin de renforcer le capital humain. La recherche de solutions réalistes, efficaces et fondées sur les droits en réponse aux défis actuels nous impose de revoir notre manière d’évoquer et d’envisager des sujets comme la démographie, la justice, le développement, le climat, ainsi que les interactions entre ces questions. Les droits en matière de sexualité et de procréation sont définis et reconnus par le Programme d’action de la Conférence internationale sur la population et le développement (CIPD) et par différents instruments régionaux tels que le Consensus de Montevideo et le Protocole africain relatif aux droits des femmes. Leur réalisation favorise d’autres formes de progrès humains. Cependant, ces droits ne peuvent pas être brandis dans le seul but d’atteindre des objectifs de fécondité, d’accélérer la croissance économique ou de contenir le changement climatique, ni être balayés d’un revers de la main selon le contexte. Le véritable problème ne tient peut-être pas tant à la menace d’un « avenir épouvantable » qu’au « passé épouvantable » qui a assujetti les individus et les ressources naturelles aux économies et aux puissants plutôt que l’inverse (Bluwstein et al., 2021). Les services de contraception, la santé reproductive et les politiques sociales telles que le congé maternité, entre autres, sont des causes défendues depuis longtemps pour bien d’autres raisons que la seule atteinte d’objectifs de fécondité (Senderowicz, 2020). Ces efforts doivent se poursuivre, éventuellement dans le cadre d’initiatives actuelles plus larges visant à faire de la démographie, du développement et des droits fondamentaux des enjeux de justice sexuelle et reproductive, au même titre que le droit d’avoir des enfants ou de ne pas en avoir, le droit d’élever ses enfants dans un environnement sûr et durable, le droit à l’autonomie sexuelle ou la liberté de genre (Ross et Solinger, 2017). Cette approche promeut principalement les droits en matière de sexualité et de procréation, mais reconnaît également l’importance des conditions de la procréation, et appelle à combattre les diverses inégalités ainsi que les multiples discriminations économiques, sociales et environnementales qui limitent systématiquement la liberté de choix dans ces domaines. Ces obstacles interdépendants s’observent à l’échelle communautaire, nationale, régionale et mondiale, et les personnes qui en pâtissent le plus sont celles qui cumulent plusieurs formes de vulnérabilité et de marginalisation (McGovern et al., 2022). En 2015, le Conseil des ministres de l’Afrique du Sud a décidé que la santé et les droits en matière de sexualité et de procréation constituent une priorité de ses politiques démographiques, ce qui a donné lieu à de vastes consultations dans différents secteurs au sujet de la gouvernance, de la prestation de services, des migrations et de la mobilité, des traditions, des cultures et des langues, de la pauvreté, des inégalités et de la démographie. Une conférence nationale est prévue en 2023 pour présenter les priorités nécessitant des interventions plus énergiques. Au Népal, après une décision historique reconnaissant les droits des femmes en matière de procréation ainsi que leur droit à l’autodétermination concernant toutes les fonctions reproductrices, la Cour suprême a ordonné au Gouvernement de procéder aux modifications juridiques et politiques nécessaires pour permettre à toutes les citoyennes d’exercer ces droits, y compris les femmes pauvres et marginalisées (McGovern et al., 2022). Le Consensus de Montevideo sur la population et le développement, approuvé en 2013 lors de la Conférence régionale de la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes, est aussi un formidable exemple de politique démographique axée ÉTAT DE LA POPULATION MONDIALE 2023 55 Durant ses tournées, Amsalu, soignante de proximité dans une région rurale d’Éthiopie, fait du porte-à-porte et distribue des contraceptifs à des femmes qui, autrement, n’y auraient pas accès� Dans la plupart des cas, les maris de ses patientes connaissent les méthodes de contraception, mais certains n’en ont jamais entendu parler� « Ces femmes sont déjà mères de trois ou quatre enfants », témoigne Amsalu qui, à 36 ans, exerce cette activité depuis 14 ans. « Elles cachent leur contraception, parce que leur mari veut d’autres enfants, alors qu’elles en ont assez ou qu’elles veulent juste faire une pause. » On estime que 7 % des femmes mariées utilisant un moyen de contraception en Éthiopie le font en cachette (PMA Éthiopie, n. d.). Cette pratique existe par ailleurs dans de nombreux pays, et selon de récentes estimations établies pour l’Afrique subsaharienne, elle concernerait entre 5 % des utilisatrices à Kano, Nigéria, et plus de 16 % au Burkina Faso (Sarnak et al., 2022). En règle générale, les femmes y ont recours en réaction à une opposition de la part de leur mari. Pour certains hommes, une femme qui utilise un contraceptif a forcément une liaison. D’autres désapprouvent la contraception, car ils la croient néfaste pour la santé de leur femme� Certains affirment qu’elle est contraire à leurs convictions religieuses. D’autres encore veulent que leur épouse ait d’autres enfants� Dans de nombreux pays, les femmes ont généralement moins de pouvoir concernant les décisions relatives à la santé (Smith et al., 2022). Par conséquent, lorsqu’un homme interdit toute contraception à son épouse, celle-ci n’a d’autres choix que de s’en passer ou d’y avoir recours en cachette. Amsalu explique que les femmes de sa région préfèrent les contraceptifs injectables, qui durent trois mois et ne sont pas visibles. Dans la capitale de l’Éthiopie, en revanche, les femmes qui utilisent un moyen de contraception à l’insu de leur mari privilégient les implants et les dispositifs intra-utérins, selon Gelila, prestataire de services de planification familiale. « Parfois, elles nous demandent de dissimuler la cicatrice de l’implant pour que leur mari ne s’aperçoive de rien », confie-t-elle. En utilisant des contraceptifs en cachette, les femmes remettent en cause le pouvoir de décision des hommes en matière de procréation REPORTAGE Trop nombreux ?56 « Les femmes cachent leur moyen de contraception parce qu’elles ont peur », ajoute-t-elle. En effet, elles sont dépendantes de leur mari et redoutent ce qui pourrait leur arriver si leur secret était découvert : leur époux pourrait par exemple se montrer violent ou demander le divorce. « Un jour, un homme a amené sa femme au dispensaire et exigé que je retire son implant sur-le-champ », se rappelle Gelila. Malgré les risques encourus, certaines femmes se tournent vers cette solution pour échapper à la « coercition reproductive », selon Shannon Wood, chercheuse de l’université Johns Hopkins qui étudie les déterminants sociaux de la santé des femmes, la violence basée sur le genre et les problèmes de santé sexuelle et reproductive. On estime qu’entre 15 et 49 ans, une Éthiopienne sur cinq a déjà été confrontée à ce type de coercition, que son mari lui ait interdit de recourir à la planification familiale, qu’il lui ait confisqué ses contraceptifs, qu’il ait menacé de la quitter si elle ne tombait pas enceinte ou qu’il l’ait battue pour ne pas avoir accepté de tomber enceinte (Dozier et al., 2022). Si les femmes continuent d’utiliser des contraceptifs en cachette dans la capitale et les régions rurales du pays, Gelila et Amsalu affirment que cette pratique est aujourd’hui moins répandue qu’il y a dix ou vingt ans. « De nos jours, les hommes sont plus ouverts et compréhensifs », précise Amsalu. « Idéalement, un couple devrait pouvoir discuter du recours à la contraception », ajoute Gelila. « Mais si cela ne fonctionne pas, une femme peut tout à fait prendre les choses en main en se passant de l’accord de son mari� Faire le nécessaire pour retarder ou espacer ses grossesses est un moyen de gagner en autonomie. » Entre 15 et 49 ans, une Éthiopienne sur cinq a déjà été confrontée à une forme de coercition reproductive. En général, les femmes recourent à la contraception en cachette en réaction à l’opposition de leur époux. La photo représente une soignante de proximité éthiopienne, conseillant les femmes sur les questions liées à la planification familiale. © UNFPA/Mulugeta Ayene ÉTAT DE LA POPULATION MONDIALE 2023 57 sur les droits fondamentaux, en particulier les droits en matière de sexualité et de procréation, l’égalité des genres, l’inclusion des minorités et la lutte contre les inégalités (CEPALC, 2013). Aborder la situation sous l’angle de la justice sexuelle et reproductive peut également nous aider à mieux appréhender les liens entre catastrophe climatique et démographie, et mettre en évidence les dimensions ethniques et de genre et les profondes inégalités occultées par les discours sur la « surpopulation ». Les femmes sont déjà en première ligne face au changement climatique, aux prises avec la diminution de leurs moyens et de leurs ressources, les pénuries alimentaires, les pénuries d’emplois, les défaillances des secteurs de l’éducation et de la santé, sans parler du fléau que constitue la violence basée sur le genre (Anon, 2022a). L’idée que leurs capacités reproductives pourraient être sollicitées pour remédier à la dégradation de l’environnement et à la disparition de la biodiversité est autant injuste qu’inefficace, car elle fait abstraction « du rapport de force fondamentalement déséquilibré qui existe entre les riches et les pauvres » et refuse de voir « à quel point il est contradictoire d’accuser la fécondité des femmes précaires d’être à l’origine de tous les maux de notre planète tout en défendant la santé reproductive et les droits en matière de procréation » (Hartmann et Barajas-Román, 2011). Face aux sempiternels discours sur la « surpopulation », peut-être faudrait-il mettre l’accent sur le Programme d’action de la CIPD, en portant dans de nouveaux espaces son message principal sur l’importance de la santé et des droits individuels en matière de procréation pour le développement humain collectif. C’est, dans une certaine mesure, ce à quoi s’emploient les militants de la justice sociale et environnementale et les écoféministes qui ramènent tous les enjeux environnementaux à des questions de procréation, puisque la préservation des écosystèmes est indispensable à la vie ainsi qu’aux processus de production et de reproduction dont sont tributaires toutes les communautés (Di Chiro, 2008). De telles approches nous incitent à dépasser les statistiques démographiques pour nous intéresser aux êtres humains (Ojeda et al., 2020). Des intellectuels autochtones ont ouvert la voie en imaginant une justice reproductive et environnementale portant sur différentes relations, qui tiendrait compte à la fois de l’humanité et du monde naturel dont nous dépendons (Lappé et al., 2019). De nombreux spécialistes affirment qu’endiguer les inégalités dans les systèmes économiques, sociaux et politiques permettrait de remédier bien plus efficacement aux difficultés actuelles, un postulat sur lequel repose d’ailleurs le Programme de développement durable à l’horizon 2030. Plutôt que de réduire la taille des populations, notre priorité devrait être d’investir dans l’éducation, dans des services de santé de qualité, dans des mesures de lutte contre l’insécurité alimentaire, dans des énergies propres et abordables, mais aussi en faveur de l’égalité des genres dans tous les domaines, entre autres éléments essentiels. L’organisation Union of Concerned Scientists reprend ces idées à travers cette mise en garde : « Nous considérons à tort la croissance démographique comme un facteur déterminant des changements climatiques passés, présents et à venir en raison d’un amalgame entre la hausse des émissions et l’accroissement de la population, alors que ces émissions s’expliquent en réalité par une augmentation du nombre de voitures, de centrales électriques, d’avions, d’usines, de bâtiments et d’autres aspects de notre économie et de notre mode de vie fondés sur la consommation de combustibles fossiles ». L’organisation précise en outre que la moitié des émissions sont produites par les 10 % des individus les plus riches du monde (Union of Concerned Scientists, 2022). Le développement durable dépend de nombreux facteurs ; la démographie en est un, mais c’est loin d’être le seul. Les statistiques relatives à la population mondiale doivent servir à faire progresser notre humanité collective, pas à l’affaiblir. 58 Trop nombreux ? Pour certaines femmes, la planification familiale peut être une question de vie ou de mort. Faute d’argent pour nourrir des bouches supplémentaires, avoir une famille moins nombreuse peut être pour les femmes un moyen de s’en sortir. C’est le cas de Pela Judith, qui vit dans le Grand Sud de Madagascar, une région qui connaît actuellement sa pire sécheresse depuis 40 ans (Kouame, 2022). « Avant, je cultivais du manioc et quelques céréales », se remémore-t-elle. « Les enfants allaient à l’école pendant que nous travaillions aux champs. » C’est un mode de vie dont les jeunes de 25 ans se souviennent à peine. « Les sécheresses ont chamboulé bien des choses. Aujourd’hui, tout est devenu cher, la nourriture comme l’eau. Nous avons dû interrompre la scolarité de deux de nos enfants. » La sécheresse a provoqué de graves pénuries alimentaires touchant plus d’un million de personnes. Pour Pela Judith, elle a coïncidé avec une autre tragédie : son mari est tombé malade, et il est aujourd’hui partiellement paralysé. La famille a vendu ses terres pour pouvoir le soigner et a déménagé en ville pour trouver du travail. Pela Judith pourvoit désormais seule aux besoins de sa famille. Elle gagne sa vie en faisant des lessives et des corvées d’eau. Pour elle, la contraception s’impose. « Je n’arrive même pas à nourrir mes quatre enfants, alors j’ai renoncé à en avoir d’autres. » Pela Judith n’est pas la seule dans ce cas� Comme elle, de nombreuses femmes décident de limiter la taille de leur famille en raison des catastrophes climatiques (Staveteig et al., 2018). Néanmoins, ce choix n’est pas universel. Selon certaines études, si des femmes du Bangladesh ou du Mozambique préfèrent ne pas avoir d’enfants dont elles ne pourraient assurer la survie, d’autres souhaitent au contraire agrandir la famille dans l’espoir d’avoir au moins un fils, censé améliorer la sécurité familiale (IPAS, n. d.). Pour Volotanae, 43 ans, il n’a jamais été question de dépendre d’un homme. Elle travaille comme marchande ambulante dans la ville malgache de Majunga, à plus de 1 500 kilomètres de ses quatre enfants qui vivent chez ses parents. Abandonnée par le père de ses enfants, Volotanae assume seule la responsabilité de gagner de l’argent, qu’elle envoie à sa famille afin de nourrir ses enfants� À Majunga, elle avait entamé une relation avec un homme qui s’était avéré violent. « Il me battait sans arrêt. À cause de ça, j’ai perdu l’audition du côté gauche, je n’entends plus non plus très bien de l’oreille droite, et je ne vois plus très bien de l’œil gauche. » Avec de telles blessures, elle peine à joindre les deux bouts. Pour elle, la contraception est essentielle, pour son propre avenir comme pour celui de ses enfants� « Avec les sécheresses, comment pourrais-je subvenir aux besoins d’un enfant supplémentaire ? J’ai déjà beaucoup de mal à nourrir mes quatre enfants� Depuis les sécheresses, je redoute vraiment de retomber enceinte� Heureusement qu’il existe encore des services de planification familiale là où je vis. » La planification familiale comme stratégie de survie face au changement climatique REPORTAGE ÉTAT DE LA POPULATION MONDIALE 2023 59 Les taux de fécondité et les tendances démographiques suscitent souvent de vives inquiétudes. Mais comment les gouvernements déterminent-ils si le taux de fécondité de leur pays est « trop faible », « trop élevé » ou « raisonnable » ? Le taux de fécondité total, qui désigne le nombre moyen d’enfants nés vivants mis au monde par une femme au cours de son existence, est devenu la mesure de prédilection pour évaluer les tendances en matière de fécondité et étudier les différences entre les pays et les groupes de population (Sobotka et Lutz, 2011). Dans les pays les plus développés, qui affichent une mortalité infantile et juvénile très faible et n’enregistrent pas de déséquilibre du ratio garçons-filles à la naissance, le seuil de renouvellement de la population correspond à peu près à un taux de fécondité total de 2,1 enfants par femme. Ce chiffre fait aujourd’hui office de référence pour de nombreux décideurs politiques, même s’il ne figure pas explicitement dans les politiques démographiques (Sobotka et al., 2019). Il est toutefois problématique de se focaliser exclusivement sur cet indicateur, car cela peut fausser la perception des perspectives démographiques, et par conséquent conduire à l’adoption de politiques peu judicieuses. Pour commencer, cet indicateur repose sur de nombreux postulats. Le seuil de 2,1 enfants par femme est calculé pour un équilibre normal du ratio garçons-filles à la naissance et une très faible mortalité, deux conditions qui ne sont pas remplies partout. Dans la plupart des pays, le seuil de renouvellement de la population oscille entre 2,05 et 2,12. En revanche, pour 18 pays, tous situés en Afrique subsaharienne, ce seuil est compris entre 2,30 et 2,65, les chiffres les plus élevés étant enregistrés par le Nigéria, la Somalie, le Soudan du Sud et le Tchad (figure 10) (Département des affaires économiques et sociales des Nations Unies, 2022). Le ratio garçons-filles à la naissance peut être fortement influencé par la préférence pour les garçons et par les avortements sélectifs. Alors que ce ratio s’établit Le seuil de renouvellement de la population, un objectif fondé sur un raisonnement erroné GROS PLAN > FIGURE 10 Variation du taux de fécondité correspondant au seuil de renouvellement de la population à l’échelle mondiale, 2020 Source : calculs issus des Perspectives de la population mondiale 2022 (Département des affaires économiques et sociales des Nations Unies, 2022). 2,65 2,61 2,53 2,50 2,44 2,36 2,33 2,32 2,30 2,26 2,23 2,21 2,20 2,19 2,17 2,16 2,15 2,12 2,11 2,10 2,09 2,08 2,07 2,06 2,00 2,25 2,50 2,75 2,05Qatar États-Unis Sri Lanka Pologne Brésil Thaïlande Iran Algérie Indonésie Chine Rwanda Inde Ouganda Kenya Pakistan Angola Burundi Côte d’Ivoire Niger République démocratique du Congo République centrafricaine Somalie Soudan du Sud Tchad Nigéria 60 Trop nombreux ? naturellement à environ 106 garçons pour 100 filles, une étude mondiale a recensé 12 pays et régions qui ont systématiquement présenté un ratio déséquilibré ces trente dernières années, notamment l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Chine, l’Inde et le Viet Nam (Chao et al., 2019). D’après les estimations réalisées par les Nations Unies, le record pour l’année 2021 était détenu par l’Azerbaïdjan, avec 113 naissances de garçons pour 100 naissances de filles, suivi par la Chine, avec 112 garçons pour 100 filles (Département des affaires économiques et sociales des Nations Unies, 2022). Si l’on tient compte des déséquilibres du ratio garçons-filles à la naissance, cela modifie le seuil de renouvellement : pour un ratio de 113 garçons pour 100 filles, par exemple, le taux de fécondité total doit être 7 à 8 % plus élevé pour assurer le renouvellement de la population. Les taux de fécondité sont en outre fortement influencés par les chocs externes et l’évolution des conditions sociales. Les crises économiques, les bouleversements politiques, les épidémies (notamment la récente pandémie de COVID-19) et les réformes des politiques familiales peuvent entraîner des variations notables du taux de fécondité total. Ces changements, souvent temporaires, témoignent de fluctuations concernant l’âge à la naissance du premier enfant ou l’espacement des naissances, plutôt que d’une évolution globale de la taille des familles. Dans de nombreux pays à faible fécondité, la tendance à retarder la parentalité se traduit par une diminution du nombre de naissances à chaque période : un certain nombre de nouveau-nés qui seraient nés aujourd’hui si l’âge à la naissance du premier enfant était resté stable naîtront peut-être dans un ou deux ans, voire plus, puisque les parents sont de plus en plus nombreux à attendre la fin de la trentaine voire le début de la quarantaine pour fonder une famille. Cette tendance remet en cause la fiabilité des indicateurs traditionnels concernant la fécondité à chaque période de la vie (Bongaarts et Sobotka, 2012 ; Bongaarts et Feeney, 1998). Des chercheurs ont donc mis au point de nouveaux indicateurs qui tiennent compte de l’impact de l’évolution de l’âge à la naissance du premier enfant, appelé « effet tempo ». L’Union européenne, par exemple, affichait en 2018 un indice de fécondité corrigé de l’effet tempo de 1,72, soit environ 0,2 point de plus que le taux de fécondité total conventionnel (VID, 2022). Aux États-Unis, l’indice ajusté sur le taux de fécondité était supérieur de 0,33 point au taux de fécondité total conventionnel établi à 1,73 en 2018 (VID, 2022). Ces différences, en apparence insignifiantes, peuvent en fait avoir des implications sur le long terme. Lorsque les variations de l’espacement des naissances s’étalent sur de longues périodes, le taux de fécondité total n’est parfois plus du tout représentatif de la taille réelle des familles chez les femmes en âge de procréer. En 1999, alors que la République tchèque traversait une période marquée par les changements économiques et sociaux, son taux de fécondité total est descendu à 1,13. Ce chiffre pourrait laisser penser que le pays était alors dominé par les familles avec un seul enfant, alors qu’en réalité, chez les femmes nées en 1970 (et donc dans les premières années de leur vie reproductive en 1999), la moyenne était proche de 1,91 naissance (Bureau des statistiques de Tchéquie, 2022 ; Human Fertility Database, 2022) (figure 11). Par ailleurs, calculer le seuil de renouvellement d’une population en s’appuyant uniquement sur le taux de fécondité total n’a de sens que s’il s’agit d’une population fermée, non affectée par les mouvements migratoires. En réalité, il n’existe que très peu de pays qui ne soient concernés de près ou de loin par les migrations internationales. L’émigration comme l’immigration ont des conséquences sur la croissance démographique, mais aussi sur la pyramide des âges et la répartition par sexe de la population. Dans les pays et régions qui enregistrent un solde migratoire positif, notamment la plupart des pays de l’Union européenne, l’Amérique du Nord ainsi que l’Australie, mais aussi de nombreux pays à revenu intermédiaire, les migrations compensent en partie ou en totalité les naissances moins nombreuses associées à une faible fécondité. En revanche, dans les pays qui connaissent une émigration importante, comme la plupart des pays d’Europe de l’Est et d’Europe du Sud-Est, ces mouvements intensifient les effets de la faible fécondité sur le déclin démographique et peuvent contribuer à accélérer le vieillissement de la population. Dès lors que l’on tient compte des migrations, cela modifie radicalement le seuil de renouvellement de la population (Parr, 2021 ; Preston et Wang, 2007). Des pays comme l’Australie, la Norvège ou Singapour, malgré une fécondité extrêmement faible, affichent un accroissement de leur population sur le long terme. La pyramide des âges d’une population témoigne également des répercussions de la démographie passée sur les tendances actuelles et futures. Les populations constituées d’une large proportion de jeunes et d’individus en > FIGURE 11 Taux de fécondité total (1960-2021) et descendance finale pour une cohorte de femmes nées entre 1930 et 1980 en République tchèque 0,50 1,00 1,50 2,00 2,50 1930 1950 1970 1960 1980 2000 2020 Ta ux d e fé co nd it é to ta l et d es ce nd an ce fi na le Taux de fécondité total Descendance finale pour la cohorte Année de naissance Année Source : Bureau des statistiques de Tchéquie (2022), Human Fertility Database (2022). Remarques : Le taux de fécondité en fin de vie reproductive (à plus de 41 ans) des femmes nées entre 1975 et 1980 a été en partie estimé. Sur cette figure, le taux de fécondité de chaque année est comparé au taux de fécondité des femmes de 30 ans, c’est-à-dire parvenues au milieu de leur vie reproductive l’année en question. 62 Trop nombreux ? âge de procréer peuvent poursuivre leur croissance pendant des décennies, même avec une fécondité très faible et sans immigration significative, en raison d’un phénomène dénommé « élan démographique ». À l’inverse, les populations plus âgées peuvent connaître un déclin malgré des taux de fécondité plus élevés. L’utilisation du taux de fécondité total s’avère encore plus problématique lorsque l’on étudie la pyramide des âges : en effet, un taux de fécondité égal ou supérieur au seuil de renouvellement de la population ne permet pas de stabiliser la répartition par âge. Le vieillissement de la population s’explique essentiellement par l’allongement de l’espérance de vie, et non par une faible fécondité. De nombreux États ont mis en place des politiques visant à limiter ou à encourager la fécondité, parfois au détriment des droits et libertés en matière de procréation (Gietel- Basten et al., 2022), en s’appuyant sur des évaluations biaisées fondées sur le taux de fécondité total et sur le concept simpliste de seuil de renouvellement de la population. Pour apprécier correctement le renouvellement des générations et les perspectives de croissance démographique, il convient de prendre en considération la pyramide des âges, les mouvements migratoires, les chiffres de la mortalité, les ratios garçons-filles à la naissance et l’effet tempo. En outre, l’objectif (formulé ou non) de nombreux gouvernements de « stabiliser » durablement la population et donc d’atteindre une croissance démographique nulle est malavisé et repose sur un raisonnement discutable. D’une part, les politiques gouvernementales n’ont qu’une incidence limitée sur la plupart des processus démographiques, et notamment sur la fécondité et les migrations. D’autre part, rien ne prouve qu’une population stable maximise le bien-être social et la prospérité ; certaines études suggèrent au contraire qu’une fécondité relativement faible et une démographie en baisse auraient même un effet bénéfique sur les conditions de vie (Skirbekk, 2022 ; Lee et al., 2014). Pour trouver des solutions durables, il ne suffit pas de se fier à des indicateurs simplistes. Les décideurs politiques auraient d’ailleurs intérêt à encourager la collecte et l’analyse de données plus nombreuses et plus complexes afin de mieux cerner l’évolution des normes sociales, des besoins et des intentions en matière de fécondité. 63ÉTAT DE LA POPULATION MONDIALE 2023 Pas assez nombreux ? CHAPITRE 3 ÉTAT DE LA POPULATION MONDIALE 2023 65 dans les secteurs en récession économique notamment, se pose la question du maintien des infrastructures et des services (écoles, hôpitaux, transports publics, etc.) pour la population restante. À l’échelle nationale, ces préoccupations s’ajoutent à la hantise d’une croissance économique globalement plus faible, d’une éventuelle diminution de la productivité en raison du vieillissement, de difficultés à financer certaines prestations sociales comme les retraites, de la nécessité d’augmenter les impôts pour maintenir les infrastructures, et d’une perte de la puissance militaire et politique (Coleman et Rowthorn, 2011). Ces phénomènes de déclin démographique ne datent pas d’hier, mais interviennent dans un contexte mondial sans précédent : selon les estimations, deux tiers des habitants de la planète vivent aujourd’hui dans des pays ou des territoires où le taux de fécondité est inférieur au seuil de renouvellement. Ce constat, aggravé par le nombre croissant d’États à la fécondité en baisse, attise la peur d’un « effondrement » qui guetterait des pays entiers, voire toute l’humanité, si cette évolution devait se poursuivre. Les réactions observées face à ce phénomène sont très variables : les prédictions sont tantôt optimistes, tantôt moins rassurantes, et parfois franchement pessimistes pour ceux qui anticipent un « désastre démographique » imminent (Kassam, 2015), une « crise de la natalité » (Zecchini et Jones, 2022) et des menaces potentielles à la « sécurité nationale » (Zhang, 2022). Certains décideurs politiques prennent des mesures destinées à améliorer la santé maternelle, à encourager l’égalité des genres et à éliminer les obstacles financiers à la parentalité, autrement dit des initiatives en faveur des droits et de la liberté de choix, tandis que d’autres privilégient des politiques plus autoritaires en réduisant la disponibilité des moyens de contraception et en interdisant ou en restreignant la stérilisation volontaire (Gietel-Basten et al., 2022 ; Population Matters, 2021a). Bien souvent, la faute est rejetée sur les femmes, fustigées pour leur « rejet » du mariage et de la maternité (He, 2022 ; Tavernise et al., 2021 ; Tramontana, 2021 ; Stone, 2018 ; Lies, 2014 ; En 2020, les médias internationaux se sont émus d’une « dégringolade spectaculaire du nombre de naissances dans le monde » (Gallagher, 2020) en raison d’une étude publiée dans The Lancet par l’Institut des mesures et évaluations de la santé (Vollset et al., 2020). Ce constat a été repris dans des rapports alarmistes concernant différents pays, en particulier deux des plus peuplés : « La Chine frappée à son tour par la grande pénurie de population : le déclin démographique du pays est un funeste présage pour le reste du monde » (Dettmers et al., 2023) et « L’Amérique bientôt confrontée à un effondrement démographique » (Cooper, 2021). À première vue, la crainte d’une « crise de dépopulation » (Musk, 2022a) peut surprendre étant donné que la population mondiale a plus que doublé en à peine 50 ans. Le taux de fécondité mondial reste supérieur au « seuil de renouvellement de la population » fixé à 2,1 enfants par femme (une mesure dont les limites sont présentées plus en détail à la page 60) (Département des affaires économiques et sociales des Nations Unies, 2022), et d’après certaines prévisions éclairées, l’humanité devrait encore s’accroître pour atteindre près de 10 millions d’individus au cours de ce siècle (Vollset et al., 2020). Malgré ces tendances, l’inquiétude soulevée par une supposée « dépopulation » augmente. Traditionnellement, les diminutions de population survenues à l’échelle locale, nationale ou même mondiale s’expliquaient par des mouvements migratoires, des guerres, des famines, des catastrophes naturelles ou des maladies. Malheureusement, aucun de ces facteurs n’a disparu. Bon nombre des baisses de population observées aujourd’hui au niveau des pays sont en outre favorisées par une chute du taux de natalité en deçà du seuil de renouvellement, une tendance qui nourrit largement la rhétorique du déclin et les craintes y afférentes. Il est en effet attesté que la baisse de la natalité et le recul démographique tendent à engendrer certains problèmes (ce qui vaut également pour une fécondité élevée ou pour une croissance modérée, par ailleurs). À l’échelle locale, 66 Pas assez nombreux ? Kelly, 2009) et encouragées à incarner un modèle de féminité plus soumise dans le but de rétablir la famille dite « traditionnelle » et la dynamique patriarcale (cette question est étudiée de façon plus approfondie dans le chapitre 4) (Vida, 2019). Ces différentes politiques et rhétoriques coexistent dans de nombreux pays (Gietel-Basten et al., 2022 ; Population Matters, 2021). La fécondité n’est pas le seul mécanisme susceptible d’influer sur la taille d’une population. De nombreuses régions du monde enregistrent des taux de fécondité négatifs depuis les années 1970 sans que cela se traduise par une baisse du nombre d’habitants, et ce, en raison d’un solde migratoire généralement positif (Simon et al., 2012 ; Département des affaires économiques et sociales des Nations Unies, 2001). À l’heure actuelle, les démographes des Nations Unies estiment que cette tendance devrait se poursuivre. « Au cours des prochaines décennies, les migrations constitueront le seul facteur de croissance démographique dans les pays à revenu élevé, où la mortalité va peu à peu dépasser la natalité », selon la dernière édition des Perspectives de la population mondiale (Département des affaires économiques et sociales des Nations Unies, 2022). Cependant, cette prévision est elle aussi source de nombreuses préoccupations, souvent liées à des aspects économiques et culturels. Certaines personnes s’inquiètent par exemple des répercussions sur le marché du travail, notamment une baisse des salaires due à la faible qualification des migrants, ou au contraire l’arrivée de migrants « surqualifiés » qui prendraient la place des travailleurs nationaux, aggravant les inégalités de revenu. En réalité, on ne dispose d’aucun élément concluant sur cette question (Orrenius et Zavodny, 2018), et d’un point de vue international, les migrations entre les pays pourraient même réduire les inégalités mondiales en augmentant ÉTAT DE LA POPULATION MONDIALE 2023 67 les salaires des travailleurs situés tout en bas du classement mondial des revenus (Académies nationales des sciences, de l’ingénierie et de médecine, 2016). Cette situation provoque également une méfiance à l’égard de l’évolution rapide des normes sociales, mais aussi de l’intégration ou de la non-intégration des migrants. De nombreuses personnes redoutent que l’immigration se traduise par une augmentation de la délinquance dans leur pays, une allégation généralement démentie par les enquêtes (Knight et Tribin, 2020 ; Hagan et al., 2008). Toutes ces craintes peuvent alimenter un sentiment ethnonationaliste (Gietel-Basten et al., 2022 ; Vida, 2019), car elles impliquent un questionnement sur les critères retenus pour considérer qu’un individu « appartient » ou non à une population. Une fécondité plus faible contribue également au vieillissement de la population. Pour parler simplement, ce phénomène est le résultat prévisible d’une diminution des taux de fécondité et d’un allongement de l’espérance de vie, un processus plus ou moins rapide, mais qui n’épargne aucune région du monde. Le vieillissement de la population fait naître des inquiétudes au sujet du ralentissement de l’activité économique et du poids croissant que constitue la prise en charge des personnes âgées pour les sociétés (Anon, 2021 ; Bauer, 2021 ; Turner, 2009). À l’instar des personnes qui crient à la surpopulation, celles qui brandissent l’épouvantail de la dépopulation voient dans les progrès et accomplissements réalisés à l’échelle mondiale un présage catastrophique. La diminution des taux de natalité et l’augmentation de l’espérance de vie sont des éléments caractéristiques de la transition démographique, cette évolution socioéconomique étant observée par les démographes depuis des décennies dans les pays qui voient leurs taux de mortalité et de natalité décroître. Depuis 1990, l’espérance de vie a ainsi augmenté de près de 10 ans à l’échelle mondiale (Département des affaires économiques et sociales des Nations Unies, 2022). La fécondité est passée d’une moyenne mondiale de 5 enfants par femme en 1950 à 2,3 en 2021, ce qui témoigne du contrôle croissant exercé par les individus, et en particulier les femmes, sur leur vie reproductive (Département des affaires économiques et sociales des Nations Unies, 2022). Toutes ces avancées ont permis de libérer d’innombrables femmes et filles de grossesses répétées, accidentelles ou non désirées, et par conséquent de favoriser leur autonomisation éducative et économique, ce qui a joué un rôle important dans l’allongement de leur espérance de vie et de celle de leurs enfants. Ce sont indéniablement des progrès dont il convient de se réjouir : une évolution positive qui mérite d’être poursuivie. « Pas assez » : que sous-entend cette expression ? Par le passé, les craintes d’une supposée « dépopulation » étaient traditionnellement véhiculées par des personnes qui croyaient à la « force du nombre ». La possibilité de mobiliser en masse la population masculine en temps de guerre était considérée comme indispensable à la sécurité nationale, et une population nombreuse était par conséquent jugée nécessaire à la puissance économique et militaire (Coleman et Rowthorn, 2011). En vertu de ce raisonnement, la procréation était une forme de service patriotique rendu à l’État. « Les hommes fournissent à leur pays des épées et des lances ; les femmes, elles, fournissent des hommes » résumait ainsi un livre de 1912 au titre révélateur de Race Suicide, que l’on peut traduire par « Suicide racial » (Iseman, 1912). Depuis quelques années, cette dialectique guerrière est moins souvent invoquée pour justifier le contrôle démographique, même si la « sécurité démographique » reste étudiée par certains chercheurs et autres penseurs qui s’intéressent à l’influence des profils démographiques sur la sécurité nationale. Aujourd’hui, la seule région du monde qui devrait connaître un déclin démographique dans l’immédiat (entre 2022 et 2050) est l’Europe, qui enregistre 68 Pas assez nombreux ? des taux de fécondité inférieurs au seuil de renouvellement depuis la fin des années 1970 et où le recul devrait atteindre -7 %, selon les Perspectives de la population mondiale 2022. Les populations d’autres régions, en Asie du Sud-Est, en Asie centrale, en Asie du Sud, en Amérique latine et aux Caraïbes, ainsi qu’en Amérique du Nord, devraient continuer d’augmenter, pour atteindre leur pic avant 2100 (Département des affaires économiques et sociales des Nations Unies, 2022) (voir la figure 24 à la page 129). Pourtant, la peur d’un prétendu « effondrement de la population » est très répandue, et s’accompagne très souvent d’une inquiétude latente concernant les catégories de personnes concernées par ce déclin. En effet, l’angoisse d’un ralentissement ou d’un recul de la croissance démographique porte généralement sur la faible natalité de sous-groupes bien précis d’une population, ce qui montre bien que cette crainte ne se rapporte pas tant à la fécondité qu’à l’immigration, à l’origine et l’appartenance ethniques et à la question de savoir qui devrait ou non faire des enfants. La rhétorique de la « dépopulation » est souvent employée par des acteurs politiques à l’échelle de l’État-nation. Certains responsables politiques considèrent la « démographie stratégique » (utilisation de la démographie dans les politiques) comme un outil efficace pour recueillir l’adhésion des citoyens (Teitelbaum, 2015). Dans de nombreux pays, des dirigeants, des partis et des mouvements politiques cherchent à obtenir des appuis en brandissant l’épouvantail des mutations démographiques et en insistant sur la fécondité faible et déclinante, soit en en faisant un sujet à part entière, soit en l’associant aux changements apportés par l’immigration (Gietel-Basten, 2016). Si ces angoisses ne relèvent pas forcément de l’ethnonationalisme, c’est en revanche souvent le cas des solutions proposées pour y remédier. L’ethnonationalisme établit un lien étroit entre ÉTAT DE LA POPULATION MONDIALE 2023 69 > Quand l’extrémisme s’en mêle Dans les pays d’Europe ainsi que dans d’autres nations majoritairement blanches, on observe par-delà les frontières une forme d’ethnonationalisme poussé à l’extrême : l’idéologie du « grand remplacement ». Ce terme a été popularisé par Renaud Camus, un auteur français qui, en 2011, a affirmé que l’immigration en provenance de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient allait inévitablement finir par détruire la « culture française » (Camus, 2011). Si l’auteur français est bien à l’origine de ce terme, la thèse elle-même n’est pas nouvelle, comme en témoignent des politiques discriminatoires plus ou moins assumées à l’égard des groupes marginalisés dans le monde entier� Souvent, cette suppos
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